Et si nous sortions de la servitude volontaire ?

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Lundi matin, autour de la machine à café, Marc, lâche : « Cette fois-ci, j’arrête, je quitte cette boîte ». Ses collègues esquissent un sourire : ils l’ont déjà entendu dire la même chose deux semaines plus tôt. 

Quelques jours passent. Marc est toujours là, assis à son bureau, participant aux réunions qu’il juge inutiles, remplissant les tableaux qu’il qualifie d’absurdes, obéissant aux consignes de son responsable, qu’il considère incompétent.

Cette scène, somme toute banale, illustre un paradoxe frappant. Selon l’étude Ipsos « Tendances RH » de 2024, moins d’un salarié sur cinq (19%) envisage sérieusement de quitter son entreprise, tandis que les données officielles de la DARES montrent un taux de démission effectif de seulement 2,7%, révélant un écart notable entre intentions déclarées et passages à l’acte.

Nous critiquons, nous menaçons de partir, et pourtant, nous restons. Ce n’est ni de la lâcheté, ni un manque de courage, mais la manifestation de notre servitude moderne.

1.  La servitude volontaire en entreprise

Depuis quelques années, la critique du management est devenue un véritable marché. Articles, posts et livres se multiplient pour fustiger le système hiérarchique et dénoncer un management qualifié de « toxique ». 

Sur les réseaux sociaux, un témoignage de Paul est devenu viral : « Je suis harcelé au quotidien, j’ai fait un burn-out et on m’a envoyé en formation pour apprendre à mieux gérer mes émotions. La DRH m’a dit que je devais m’adapter. Ce n’est pas moi qui doit changer, c’est mon management ». Ce type de post récolte des centaines de likes et de commentaires solidaires. Ces réactions donnent l’illusion d’une action, mais ne sont qu’un exutoire. La critique attire car elle offre à la fois un défouloir et le réconfort moral de la posture de victime. 

Ce récit est séduisant et les coupables sont désignés : la direction et ses représentants. Conclusion implicite : si nous souffrons au travail, c’est forcément de la faute de ceux qui nous gouvernent. Mais cette logique binaire est trompeuse.

Depuis des siècles, la défense des opprimés repose sur la dénonciation des oppresseurs, de leurs privilèges et de leurs abus. Les dominés ont ainsi intériorisé l’idée que l’origine de leurs maux se trouvait chez ceux qui exercent le pouvoir. 

Quoi de plus naturel, dès lors, que de penser que, si nous souffrons, c’est de la faute des puissants ?

C’est précisément ce que La Boétie, à seulement seize ans, a osé remettre en cause. Dans son Discours de la servitude volontaire (1576), il pose une question brûlante, presque taboue, et toujours d’actualité : « Comment se fait-il que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un seul tyran qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ? ». 

Son propos est radical : l’autorité d’un tyran ne repose pas seulement sur sa légitimité, son statut ou son pouvoir, mais principalement sur l’obéissance de ceux qui s’y soumettent. Sans cette coopération, son autorité s’effondrerait aussitôt.

Mais cette thèse dérange, provoque même parfois de la colère, car elle nous ramène à notre part de responsabilité dans ce que perpétuons.

Contrairement aux défenseurs des opprimés de son époque, La Boétie ne cherche pas un coupable, ni à faire culpabiliser. Reprocher à un oppresseur d’être ce qu’il est n’a que peu d’effet. Selon lui, tant que nous attendons des puissants qu’ils changent, nous nourrissons notre servitude, car ils n’ont, en réalité, aucun intérêt à y renoncer.

Se maintenir dans une posture de victime, non seulement renforce le pouvoir du persécuteur, mais aussi cela revient à admettre sa propre impuissance. Désigner l’autre comme seul responsable consiste à nier notre capacité d’autodétermination, comme si nous n’avions ni volonté, ni possibilité d’agir sur notre destin.

Or, si l’on adopte la pensée stoïcienne, il est fondamental de distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas. S’il ne dépend pas de nous que les puissants cessent d’opprimer, il dépend entièrement de nous d’accepter ou de refuser d’endosser le rôle d’opprimé.

C’est en cela que La Boétie s’écarte des discours de victimisation. Il ne s’adresse pas aux tyrans pour les condamner, mais aux opprimés pour leur rappeler qu’ils ne sont pas condamnés à l’être.

La servitude volontaire ne signifie pas désirer d’être soumis : c’est accepter, souvent sans s’en rendre compte, de concéder une part de notre liberté contre un sentiment de sécurité. Et ce que La Boétie décrit de la servitude politique se transpose aujourd’hui au monde de l’entreprise. 

Aborder la notion de servitude volontaire en management consiste à reconnaître que certains salariés peuvent, souvent par dépit que par envie, finir par s’accommoder de ce qu’ils subissent.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, La Boétie affirme que ce n’est pas la crainte des représailles des détenteurs du pouvoir qui amène les individus à se soumettre car, sauf en cas de régime dictatorial ou totalitaire, un souverain, seul, ne peut rien face à des millions de citoyens.

Selon lui, si les personnes consentent à cet état de soumission, c’est qu’elles y trouvent des bénéfices. Voilà le cœur de sa démonstration : nous restons attachés à ce qui nous entrave parce que nous y voyons, consciemment ou non, certains intérêts.

2.  L’intérêt de la soumission à l’autorité

Pourquoi, malgré nos critiques, restons-nous dans un système qui nous pèse ? La Boétie avait déjà répondu à ces questions : si les individus se soumettent, ce n’est pas parce qu’ils aiment la servitude, mais parce qu’ils y trouvent des bénéfices.

Deux siècles plus tard, le philosophe Jeremy Bentham tiendra le même discours  avec sa théorie de l’utilitarisme : «  la nature a placé l’humanité sous l’égide de deux maîtres souverains, la recherche du plaisir et l’évitement de la douleur ».

Ainsi, si les salariés restent malgré leur insatisfaction, ce n’est pas par peur, par lâcheté ou par manque de courage, mais parce qu’ils y trouvent un intérêt, ou plutôt plusieurs bénéfices, conscients ou non, que nous pouvons classer en 3 catégories :

  1. L’intérêt physique, le poids de l’habitude et de l’obéissance  ;
  2. L’intérêt psychologique, le confort de la victimisation ;
  3. L’intérêt philosophique, l’illusion d’être dans le camp des gentils.

Comprendre ces logiques n’est ni accuser, ni excuser, mais prendre conscience des logiques qui mènent à l’asservissement volontaire pour pouvoir les déjouer et ouvrir la voie à une relation plus lucide, plus adulte et mieux assumée.

3.  Intérêt physique – Le poids de l’habitude et de l’obéissance

Pour La Boétie, on ne naît pas serviteur mais on le devient.

Il admet volontiers que l’être humain n’est pas naturellement destiné à se soumettre, mais qu’il accepte, peu à peu, de restreindre sa liberté pour vivre en société.  

L’habitude, souligne-t-il, n’est pas une simple répétition mécanique de gestes, mais un véritable conditionnement culturel qui intervient dès le plus jeune âge, notamment à travers la famille, l’école et les institutions. 

Dès l’enfance, nous intégrons des règles et des comportements qui finissent par nous sembler naturels, tellement naturels qu’il ne nous viendrait pas à l’idée de les remettre en question. Lever la main pour parler, attendre son tour, marcher en rang : ces gestes, qui semblent anodins, installent en profondeur une disposition à l’obéissance et au conformisme social.

Dans leur ouvrage La Reproduction paru en 1970, les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent que l’école ne transmet pas seulement des savoirs : elle légitime et perpétue les rapports de domination en habituant les élèves à obéir à l’autorité. 

De leur côté, John Bargh et d’autres chercheurs en sciences cognitives ont confirmé que la répétition de comportements créent des automatismes puissants. L’habitude n’est donc pas qu’individuelle : elle est surtout sociale et éducative. Elle façonne une disposition à obéir qui se transmet de génération en génération par l’intégration de croyances et de postulats, dont celui qu’il serait plus risqué de s’opposer à l’autorité que d’y céder.

Devenus adultes, nous reproduisons ces schémas car nous avons compris qu’il est souvent plus avantageux de nous conformer aux attentes de l’autorité que de les contester.

Qui n’a jamais entendu : « Pourquoi faites-vous comme cela ? » – « Je ne sais pas, on a toujours fait comme ça ». Si nous aimons les habitudes, c’est parce qu’elles nous simplifient la vie, économisent notre énergie mentale, réduisent l’incertitude et procurent un sentiment de confort et de sécurité. Et ce sont justement ces bénéfices qui rendent leur renoncement si difficile. 

En 2002, les psychologues Wood, Quinn et Kashy ont révélé qu’environ 43 % de nos actions quotidiennes relèvent d’automatismes. Autrement dit , presque une action sur deux n’est pas choisie consciemment mais répétée mécaniquement. En entreprise, cela se traduit par des pratiques qui perdurent, même si elles sont jugées inefficaces. 

Une étude réalisée par le Céreq en 2022 va jusqu’à souligner que la majorité des actifs restent longtemps dans la même organisation par inertie, même insatisfaits, parce qu’ils s’y sont accoutumés. 

L’expérience de Milgram sur l’obéissance réalisée en 1963 illustre jusqu’où peut aller ce phénomène. Obsédé par le désir de comprendre pourquoi tant de citoyens allemands avaient participé aux atrocités nazies, il a mené une étude légendaire sur les comportements humains face à l’autorité et la soumission. 

Il avait demandé à des volontaires de jouer le rôle d’« enseignants » et d’administrer des décharges électriques de plus en plus fortes à un « élève », caché derrière une cloison, chaque fois que celui-ci répondait mal à une question. En réalité, l’élève était un complice et ne recevait aucun choc, mais les participants l’ignoraient. 

A chaque erreur, le voltage augmentait. Très vite, les participants hésitaient, se tournaient vers l’expérimentateur en blouse blanche, qui répétaient fermement : « Veuillez continuer ». Malgré les cris de douleur simulés, les protestations et les supplications de l’élève d’arrêter l’expérience, 65 % des participants sont allés jusqu’au choc maximal de 450 volts, simplement parce qu’une figure d’autorité leur disait : « L’expérience exige que vous continuiez ».

La leçon fut brutale et contraire à toutes les prédictions des psychologues qui avaient estimé que tous les participants s’arrêteraient vers 150 volts et que seulement 1 à 3% iraient jusqu’au bout.

Ce que Milgram a mis en avant n’est pas la cruauté des individus, mais le poids du statut et de l’autorité. Des personnes ordinaires, placées dans un contexte hiérarchique, poursuivent des actions qu’elles jugent pourtant absurdes ou contraires à leur éthique. 

Transposé à l’entreprise, cela montre à quel point la culture de l’obéissance peut pousser les salariés à maintenir des pratiques qu’ils jugent absurdes, simplement parce que « le chef l’a demandé ». 

Léon Festinger, avec sa théorie de la « dissonance cognitive » de 1957, enrichi ce constat : plus nous avons obéi longtemps, plus il est psychologiquement coûteux d’admettre que nous aurions pu ou dû désobéir.

Ainsi, l’intérêt physique de la servitude est double :

  • Elle évite l’effort de réfléchir et de contester,
  • Elle offre la sécurité d’une routine connue.

Mais ce confort est trompeur car il enferme dans une mécanique qui prive de discernement. Sortir de la servitude ne signifie pas rejeter toutes les habitudes mais oser les interroger et les faire évoluer. 

Comme l’a montré Charles Duhigg, chaque habitude repose sur une boucle (signal, routine, récompense). Rompre avec la servitude volontaire, c’est apprendre à modifier la routine. 

En entreprise, cela peut prendre des formes concrètes : instaurer des rituels de remise en question (« Pourquoi continuons-nous à faire cela ? »), proposer de petites expérimentations plutôt que des changements radicaux, encourager des micro-gestes comme poser une question en réunion ou suggérer une amélioration au responsable. 

Ces pratiques ouvrent un espace nouveau où les routines cessent d’être subies et deviennent discutables. C’est ainsi que l’on commence à sortir progressivement de la soumission.

L’émancipation naît quand les collaborateurs trouvent le désir et le courage de remettre en cause l’absurde, et quand les dirigeants offrent l’autorisation et la protection pour le faire.

La coresponsabilité, c’est cette rencontre : un pacte où l’audace de questionner et la volonté d’écouter transforment la répétition aveugle en discernement collectif, et rendent à chacun le pouvoir d’agir à son niveau.

4.  Intérêt psychologique – Le confort de la victimisation

L’autre intérêt qu’éprouve une personne à se mettre en condition de servitude repose sur le confort psychologique que peut procurer, à certains moments, le sentiment de victimisation.

Se percevoir comme victime, c’est parfois chercher à donner un sens à ce que l’on subit, en attribuant son origine à une cause à extérieure plutôt qu’à soi-même.

Cette posture procure des bénéfices immédiats :

  • Elle attire l’attention et la compassion, donnant une légitimité à la plainte ;
  • Elle dispense de chercher des solutions, donc d’affronter le risque et l’effort ;
  • Elle rassure moralement : si tout dépend de l’oppresseur, il est « normal » qu’on ne puisse rien changer.

Une des origines de la posture de victimisation dépend de l’estimation qu’à une personne de son niveau de pouvoir d’action sur sa vie. Ce mécanisme a été mis en avant par le psychologue Julian Rotter dès 1954 avec sa théorie du « locus de contrôle » : le lieu que chacun identifie comme étant à l’origine de ce qui lui arrive dans sa vie. 

Lorsqu’il est externe, l’individu est convaincu que son sort dépend de forces extérieures (contexte, personnes, chance, hasard…). Puisque rien ne dépend de lui, il attend que d’autres décident à sa place et, lorsque ces décisions ne lui conviennent pas, il se vit comme une victime.

C’est le cas de Marc, qui répète sans cesse que  : « Cela ne sert à rien de nous demander de faire preuve d’initiative puisque toutes les décisions dépendent du Siège ». Sa conviction illustre parfaitement le locus de contrôle externe : partir du principe qu’on n’a aucun pouvoir d’action sur son quotidien.

Cette croyance est erronée car il existe de nombreux domaines sur lesquels les salariés peuvent agir, telles que la manière d’interagir en réunion, des microdécisions quotidiennes… Plus nous nous persuadons que rien ne dépend de nous, plus nous nous enfermons dans la plainte et l’inaction.

À l’inverse, un locus interne amène à considérer que la plupart de ce qui nous arrive dépend de nos choix et de nos efforts. Sa collègue Sophie en illustre l’exemple : «Ce reporting est absurde, mais je peux au moins proposer une version simplifiée. Et s’ils ne la prennent pas en compte, j’aurais pris mes responsabilités ». 

Les circonstances sont identiques, mais l’état d’esprit diffère. Là où Marc se condamne à la dépendance, Sophie transforme sa critique en proposition d’action. C’est ce basculement qui permet de sortir de la posture de victime : reconnaître sa marge d’action, même limitée, pour asseoir son libre-arbitre. 

Cette logique a été approfondie par le psychologue Martin Seligman, avec sa théorie de l’impuissance apprise. Lorsqu’une personne est convaincue que ses efforts sont inutiles, qu’elle n’a aucun pouvoir d’action sur ce qu’elle vit, même quand une issue est possible, elle cesse d’agir, se résigne et nourrit sa posture de victime.

Expliquer l’origine de la victimisation est une chose mais il nous faut aussi comprendre les bénéfices qu’offre cette posture pour la personne qui l’adopte, consciemment ou non d’ailleurs.

Aussi étrange que cela puisse paraître, cette posture est séduisante parce qu’elle soulage. La théorie de l’attribution, initiée par Fritz Heider en 1958, puis développée par la suite par Bernard Weiner, explique que nous cherchons toujours une cause à nos réussites et à nos échecs. Attribuer nos difficultés à des facteurs externes protège notre estime de soi puisque cela nous dispense de nous remettre en question.

En 1975, Miller & Ross ont décrit ce mécanisme comme un biais auto-protecteur : nous avons tendance à attribuer la responsabilité de nos échecs à des causes extérieures pour préserver notre image et éviter le sentiment de honte.

C’est ainsi qu’en entreprise, il est fréquent d’entendre des propos tels que : « Ce n’est pas ma faute si le projet échoue, c’est parce que la direction a changé d’avis » ou « Nous n’avons pas les moyens, donc inutile d’essayer ». 

Si à court terme l’ego est préservé, à long terme, l’action est étouffée. C’est ce qu’a mis en avant le psychologue Bernard Weiner suite à ses recherches : des élèves attribuant leurs échecs à un professeur considéré comme injuste préservent leur estime d’eux-mêmes mais, en même temps, cela freine leur apprentissage. En entreprise, pointer du doigt l’autorité comme responsable de son mal-être et de ses échecs empêche de progresser.

Le réflexe de rejeter la faute sur autrui peut aussi provenir d’une tension intérieure entre ce que j’ai fait et ce que j’aurais dû faire, mais que je n’ai pas fait, qui me fait me sentir coupable. Accuser l’autre, se plaindre, permet d’apaiser cette pression psychologique, sans avoir à se remettre en question.

Comme l’a montré B.F. Skinner, figure majeure du behaviorisme dans les années 1950, un comportement a d’autant plus de chances de se répéter qu’il reçoit une récompense. La plainte, elle, en reçoit plusieurs : de l’attention, de la compassion, parfois même une validation.

Elle procure aussi une justification implicite : lorsque d’autres acquiescent, la personne se sent confortée dans sa lecture de la situation. Ce soutien social vient valider sa posture, l’exonérer de responsabilité et donner le sentiment qu’elle agit déjà en partageant son malaise.

À l’ère des réseaux sociaux, ce mécanisme est démultiplié. Publier un post dénonçant une injustice managériale, c’est obtenir rapidement des likes, des soutiens, des commentaires indignés. La résonance numérique renforce alors le comportement, comme une récompense immédiate.

Julien en est l’illustration parfaite. Cadre intermédiaire, il répète que les tableaux de reporting qu’il doit remplir sont trop chronophages et fondamentalement inutiles. Ses collègues compatissent, certains acquiescent, d’autres plaisantent. Julien se sent compris, reconnu et soutenu dans sa remarque. Cette reconnaissance est précisément ce qu’il recherche : elle lui donne l’impression d’avoir raison, que tout le monde partage sa souffrance. Et il suffit qu’un collègue lui répondes « Tu as raison, c’est comme cela, on ne peut rien y faire« , pour qu’il trouve toute la légitimité de sa plainte et ne remette rien en question, puisque les autres abondent dans son sens et qu’il ne peut rien changer.

Non seulement ces échanges ne résolvent rien, mais ils installent un cercle vicieux. La plainte soulage dans l’instant, mais elle fige l’action et altère la relation. Celui qui se pose en victime désigne automatiquement un persécuteur (le siège, la direction, le manager) et attend un sauveur (un collègue, un supérieur compréhensif, un représentant du personnel). C’est le mécanisme décrit par Stephen Karpman en 1968 dans son triangle dramatique qui est à l’origine de nombreux jeux psychologiques qui altèrent les relations et, souvent, épuisent les équipes.

Sortir de ce triangle n’exige pas de « se taire », ni de renoncer à critiquer. Cela demande de franchir une étape : transformer la plainte en proposition, passer d’un locus externe (« cela ne dépend pas de moi ») à un locus interne (« sur quoi puis-je agir ? ») pour que la critique ne se contente plus de soulager, mais devienne une énergie de transformation.

Le triangle dramatique a aussi un autre effet : il divise les équipes en deux camps qui s’affrontent.

 

5.  Intérêt philosophique – L’illusion d’être dans le camp des gentils

Le troisième intérêt de la servitude est d’ordre philosophique et repose sur l’illusion d’appartenir au camp des « gentils ».

Depuis la nuit des temps, les récits humains divisent le monde en deux camps : les forts et les faibles, les riches et les pauvres, les oppresseurs et les opprimés. Et, dans cette logique, ceux qui détiennent la force et la richesse sont presque toujours les méchants. Pourquoi ? Parce que cette dichotomie simplifie le réel : d’un côté des victimes innocentes, de l’autre, des persécuteurs responsables de leurs malheurs.

Cette vision manichéenne, qui oppose les « gentils » aux « méchants », est si ancienne qu’elle s’est fondue en nous. Elle rassure, dispense de s’interroger puisque chacun croit savoir où il se situe et n’a plus à questionner sa propre part de responsabilité.

C’est là que le piège se referme, car se ranger du côté des « gentils » procure un bénéfice immédiat : on se sent légitime dans sa plainte et, au nom de son impuissance, exempté d’agir. Mais ce confort nous enferme dans un rôle figé et nourrit, jour après jour, la servitude volontaire.

Dans l’Antiquité, les dieux incarnaient cette ambivalence humaine. Ils pouvaient protéger ou punir, donner la vie ou la reprendre. Chez les Grecs anciens, Poséidon pouvait offrir une mer calme ou déclencher une tempête. Dans la Rome antique, Mars représentait la puissance protectrice de l’armée, mais aussi la violence destructrice de la guerre. Le monde divin reflétait ainsi notre complexité, sans division nette entre bons et mauvais.

Au fil des siècles survint une transformation radicale : l’affirmation d’un Dieu unique. Les historiens y voient trois principales raisons :

– Politique : plusieurs historiens, dont Peter Brown, soulignent que certains souverains, comme l’empereur romain Constantin, ont vu dans cette foi commune l’opportunité de consolider un empire fragilisé.
– Sociale : selon l’historien Ramsay MacMullen, les conversions s’expliquaient moins par piété que par l’attrait des miracles et des avantages concrets tels que les soins ou l’entraide.
– Symbolique : l’archéologue Jan Assmann a montré que le monothéisme introduisait la « distinction mosaïque », terme renvoyant à Moïse : croire en un seul Dieu signifiait considérer toutes les autres croyances comme fausses.

Cette pensée unique simplifiait la frontière entre le bien et le mal et rassemblait les populations autour d’une vérité ultime. Pour les individus, elle offrait une certitude spirituelle et l’assurance d’appartenir au camp du « bon » et du « vrai ».

Ainsi, le souverain pouvait dès lors proclamer ses édits « au nom de Dieu », obtenant l’obéissance, non plus par la force, mais par un devoir sacré.

Comme l’a souligné Max Weber dans Sociologie de la religion (1913), le monothéisme a conféré aux normes sociales une légitimité morale universelle. Dès lors, la dichotomie Bien/Mal s’est enracinée dans les mentalités, diffusée par le judaïsme, puis par le christianisme et l’islam.

Ce que la religion imposait comme dogme, la philosophie allait l’interroger comme une construction humaine. Nietzsche, en particulier, a montré dans La Généalogie de la morale (1887) comment la morale a renversé les rapports de force.

Il illustre ce basculement par la parabole des rapaces et des moutons : on raconte qu’au-dessus des plaines volaient de grands rapaces, maîtres du ciel, qui enlevaient sans effort les agneaux des pâturages.

« Que les agneaux en veuillent aux grands oiseaux de proie n’a rien d’étonnant,  mais cela ne justifie pas pour autant de reprocher aux grands oiseaux de proie de prendre de petits agneaux ».

Or on ne transforme pas un rapace par un sermon : « Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme telle, qu’elle ne soit pas volonté de dominer est aussi insensé que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force ».

Les moutons l’avaient compris : incapables de vaincre les rapaces par la force, ils inventèrent la morale, cette arme invisible qui condamne, non pas les actes seuls, mais l’être même de l’adversaire. Ainsi, ce que faisaient les forts devint mal ; ce qu’incarnaient les faibles, à savoir la patience, l’humilité, la bonté, fut proclamé bien.

Comme les rapaces, fidèles à leur nature, restaient rapaces sur terre, les moutons dressèrent un autre tribunal : celui de l’au-delà symbolisé par le paradis et l’enfer. Sur terre, les rapaces triomphaient , dans l’au-delà, ils souffriraient. Selon la promesse évangélique, « les premiers seront les derniers ».

Ce renversement donnait aux faibles une supériorité symbolique. Ainsi s’installa une morale qui érigeait la faiblesse en vertu et stigmatisait la force comme vice, instaurant durablement une pensée binaire : d’un côté les « gentils » innocents, de l’autre les « méchants » dominants.

De la sphère religieuse, le schéma du bien et du mal s’est déplacé vers le monde du travail. Paul Lafargue, dans Le Droit à la paresse (1880), dénonce avec vigueur cette nouvelle croyance devenue dogme : l’amour du travail. « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste… Cette folie est l’amour du travail », écrit-il.

L’idéologie bourgeoise, soutenue par la maxime popularisée par Benjamin Franklin « le temps, c’est de l’argent » en 1748, a sacralisé le travail, pour en faire une valeur morale universelle. Travailler beaucoup, c’est être du côté du bien. S’y soustraire, c’est passer du côté du mal.

Cette morale imprègne encore nos comportements les plus ordinaires : dans un bureau, celui qui quitte tôt est vite suspecté de paresse, tandis que celui qui s’attarde est félicité pour son dévouement.

Derrière ces jugements anodins se rejoue la même logique manichéenne que dénonçait Lafargue : les « bons » travailleurs contre les « mauvais » paresseux. Pour lui, courir après l’argent est une perte de temps.

Ces deux visions s’affrontent encore aujourd’hui : la pensée libérale, qui sacralise le travail en le présentant comme la condition de toute réussite et dignité sociale, et la critique socialiste qui y voit une aliénation.

Tant que nous resterons piégés dans cette opposition, nous désignerons les uns comme « bons travailleurs » et les autres comme « paresseux », au lieu de réfléchir au rôle que le travail doit jouer dans une vie humaine.

Sortir de cette dualité ne consiste pas à nier l’importance du travail, mais le remettre à sa place : une dimension essentielle parmi d’autres, comme la famille, les amis ou les loisirs.

Quelques décennies plus tôt, son beau-père, Karl Marx, déplaçait le débat sur le terrain économique, dans son Manifeste du parti communiste paru en 1848. « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes ».

De l’esclavage à la féodalité, puis avec l’avènement de la bourgeoisie, les rapports de force ont changé de visage, mais pas de nature : il y a toujours un groupe qui possède et un autre qui subit.

Dans le monde moderne, cette dualité se traduit par l’opposition entre capitalistes et prolétaires. Les premiers, détenteurs du capital de production, sont perçus comme « méchants » parce qu’ils exploitent les ouvriers pour accroître leur richesse et conserver leur domination. Les seconds apparaissent comme « gentils » car ils ne possèdent rien d’autre que leur force de travail et vivent dans la dépendance de percevoir un salaire. 

Mais Marx ne s’arrête pas là. Il ajoute que cette division ne produit pas seulement des luttes : elle façonne aussi les représentations. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est leur être social qui détermine leur conscience » (Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, 1859).

Autrement dit, chacun pense et juge le monde à partir de sa catégorie socio-professionnelle et de la place qu’il occupe dans le monde. Les classes, vivant séparées, se renforcent dans leurs certitudes.

Et parce que les idées dominantes sont celles de la classe dominante, les travailleurs finissent par intérioriser leur condition sans la remettre en cause : c’est l’« inconscience de classe ».

Mais pourquoi est-il si difficile d’échapper à ces catégories ?

Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie moderne, apporte une réponse dans Les Règles de la méthode sociologique (1895). Pour lui, les individus raisonnent, ressentent et agissent sous la pression des faits sociaux.

La langue, la monnaie, les traditions, l’éducation : autant de forces invisibles qui exercent sur chacun de nous une contrainte silencieuse. « Les faits sociaux possèdent un pouvoir coercitif en vertu duquel ils s’imposent aux individus, qu’ils le veuillent ou non », écrit-il.

Autrement dit, nous tournons en boucle dans des schémas que nous n’avons pas choisis. L’ouvrier pense en « ouvrier », le dirigeant en « dirigeant », non parce qu’ils seraient naturellement faits pour cela, mais parce que la société imprime en eux des manières de juger et d’agir qui s’imposent comme des évidences.

Chacun fréquente ceux de son milieu, confirmant sans cesse ce qu’il croit déjà. Et celui qui s’écarte de la norme en paie le prix : moquerie, exclusion, sanction. La pression est telle que la plupart obéissent sans même en avoir conscience.

Nous nous croyons libres, mais bien souvent nous ne faisons que répéter ce que le groupe attend de nous.

C’est ici que la boucle se referme : tant que nous restons prisonniers de ces représentations, le rapport dominants/dominés se reproduit indéfiniment.

La pensée binaire se nourrit d’elle-même, logée au cœur de nos institutions et de nos usages. Nous n’évoluerons jamais tant que nous ne remettrons pas au goût du jour deux notions essentielles : le libre arbitre et la responsabilité.

Reconnaître que chacun peut décider autrement, refuser la facilité du « gentil » contre le « méchant », c’est ouvrir l’espace d’une relation adulte/adulte et sortir progressivement de la servitude volontaire.

Ni maitre, ni esclave

Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), illustre avec une force narrative la condition humaine à travers la parabole du « maître et de l’esclave ».

Imaginez la scène : le maître trône, sûr de lui, convaincu d’incarner la puissance. Il ordonne, il commande, mais il ne sait ni cultiver la terre, ni forger les outils.

Face à lui, l’esclave, en apparence soumis, est celui qui agit : il travaille la matière, construit, transforme. Et dans cet effort il découvre sa propre valeur et prend conscience que le maître dépend de son travail. Alors, le maître devient l’esclave de l’esclave.

Cette histoire révèle une vérité simple et intemporelle : Maîtres et esclaves sont interdépendants, ils ont besoin les uns des autres. 

Quarante ans plus tard, Marx reprendra cette idée dans son Manifeste : le jour où les prolétaires comprendront que les capitalistes dépendent, en réalité, de leur travail, le rapport de force se renversera.

La Boétie et Marx partagent ainsi la même intuition : le dominant n’existe que parce que le dominé accepte de jouer son rôle. Mais ils divergent sur le « comment ».

Marx mise sur une révolution active, née de la conscience collective et de  l’action organisée, tandis que La Boétie propose une voie plus pacifique : désobéir en cessant de consentir : « Soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres », écrit-il.

Sa leçon est claire : la libération n’exige pas forcément l’insurrection, elle commence du simple retrait du consentement de la servitude.

La France a grandement hérité de la pensée marxiste : grèves, blocages, gilets jaunes… autant de formes de révolte active qui ont incontestablement permis d’obtenir des avancées sociales mais cela n’a jamais permis de sortir de la lutte des classes et, paradoxalement, nourrit la servitude volontaire puisqu’elle reste ancrée sur cette opposition.

Si la désobéissance prônée par la Boétie s’avère difficilement concevable en entreprise, compte tenu du principe du lien de subordination unilatérale hiérarchique, sa philosophie nous incite à repenser la nature des relations professionnelle.  

Plutôt que de continuer à opposer les « méchants » patrons aux « gentils » salariés, pourquoi ne pas reconnaître leur interdépendance et partir du principe qu’ils peuvent, ensemble, refuser des habitudes et des usages qui entravent leur collaboration ?

Il existe une autre voie que celle de la désobéissance « active » ou « passive » : celle de la désobéissance « constructive », qui consiste à encourager les managers et les collaborateurs à sortir de cette opposition contreproductive dans le but de les amener à unir leurs voix pour questionner et remettre en question tout ce qui peut freiner l’efficacité collective.

Héritiers d’une histoire marquée par les révoltes et les conquêtes sociales, nous avons aujourd’hui à franchir une nouvelle étape : transformer la confrontation en coresponsabilité.

Se référer à la servitude volontaire n’est pas une invitation à la révolte, mais un appel à la maturité, une autorisation à nouer un nouveau « pacte social » basé sur l’engagement partagé et la responsabilité mutuelle.

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2 réflexions sur “Et si nous sortions de la servitude volontaire ?”

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