Le reverse management : quand l’innovation managériale consiste à faire le contraire des autres
Faire travailler ses clients, coopérer avec ses concurrents, supprimer les horaires de travail, laisser les salariés se fixer eux-mêmes leurs rémunérations, fêter les échecs… Autant de pratiques qui surprennent, interrogent et, pour beaucoup de dirigeants, effraient.
C’est l’histoire d’une mère de famille, désespérée de ne pas parvenir à obtenir de la part de son jeune adolescent qu’il range sa chambre. Il faut dire que le cocon de ce chérubin ressemble davantage à une déchetterie qu’à une chambre : linges sales et restes de nourritures s’amoncèlent jour après jour. Toutes ses tentatives, explications des règles élémentaires d’hygiène, sermons, punitions, colères, n’y changent rien. Le résultat est toujours le même : la mère finit par ranger la chambre. Elle décide donc de consulter un psychothérapeute. Ce dernier, touché par le désarroi de cette jeune maman, lui fait prendre conscience de sa stratégie : elle fait toujours plus de la même chose ! Il lui suggère donc de faire l’opposé de ce qu’elle à l’habitude de faire, pour provoquer un déclic. Dubitative bien que résolue, la jeune femme décide d’appliquer la préconisation qui lui a été faite : déclarer officiellement la chambre du jeune homme « poubelle de la maison ». Toute la famille a pour instruction de déposer son linge sale et les poubelles dans la chambre de l’adolescent. Outré, ce dernier conteste vivement cette nouvelle règle de vie. Mais rien n’y fait, la mère reste inflexible. L’odeur étant insoutenable, sa chambre ressemblant plus à une déchetterie qu’à un lieu de détente, il finit par se résigner et décide de ranger sa chambre. Depuis ce jour, la jeune mère de famille n’a plus jamais eu à se soucier de ce problème.
Mais quel rapport avec le management ? Nous avons choisis cet exemple pour illustrer le mode de raisonnement qui sous-tend le « reverse management ». Pour obtenir un changement radical, la solution est souvent le contraire des pratiques habituelles.
Alors, plutôt qu’un long discours, voici quelques exemples de pratiques managériales antagonistes pratiquées par des entreprises vraiment « pas comme les autres » qui ont pu en observer les bénéfices, tant en matière de performance que d’épanouissement individuel. Nous vous en avons sélectionné quelques unes que nous vous présenterons en plusieurs articles thématiques.
Pour commencer, voici quelques pratiques de « reverse management » concernant le processus d’évaluation (appréciation, fixation d’objectifs, évolutions salariales) :
1 – Le manager évalue ses collaborateurs VS les collaborateurs évaluent leur manager
Fondées sur le lien de subordination unilatéral, les relations professionnelles sont toutes basées sur un principe central : il est du ressort exclusif de la hiérarchie d’évaluer la performance d’un collaborateur, ce qui semble relativement logique dans la mesure où les salariés sont rémunérés pour faire ce qui est demandé par l’entreprise qui les emploie.
Fortement marquée par le style bureaucratique, la démarche d’évaluation part de plusieurs préalables : le manager est plus compétent que son collaborateur (ce qui n’est pas toujours le cas), il voit tout (ce qui n’est pas toujours le cas), il est neutre et objectif (ce qui n’est pas toujours le cas).
Que se passe-t-il si un manager ne remplit pas ces trois conditions ? D’ailleurs, qui peut apprécier avec objectivité la capacité de ce manager à évaluer avec pertinence un collaborateur ? Généralement, cette responsabilité est confiée au N+1 dudit manager, mais est-il le plus à même de le faire ?
En « reverse management », on considère que le manager est bien évidemment au service de son entreprise mais également « au service » de ses collaborateurs (les aider à « grandir », les former, leur faire du feed-back, les responsabiliser…). Alors pourquoi ne pas demander aux principaux intéressés, comme on le fait vis-à-vis de clients, d’évaluer le « service » de leurs managers ?
Aussi, si vous rencontrez une perte d’efficacité dans votre démarche d’évaluation (les notes ne reflètent pas la réalité, les collaborateurs ne s’expriment pas par crainte d’être mal vus, les objectifs sont toujours les mêmes…) inspirez-vous des exemples ci-dessous pour donner un nouveau souffle à un processus vieux de plus de 30 ans.
-
L’expérience Greenwich Consulting Group
Chez Greenwich Consulting Group, société de conseil d’environ 130 salariés, les managers sont évalués périodiquement par leurs collaborateurs pour inciter à un échange qui porte davantage sur la collaboration (le plaisir à « être ensemble ») que sur l’organisation (la performance du « faire ensemble »). C’est également l’opportunité d’identifier des axes de développement managérial au regard des résultats. Le tout, bien évidemment, se faisant en toute bienveillance. Dans cette entreprise, il est totalement admis qu’un manager puisse être évaluer par ses « clients ».
-
L’expérience du Ministère de la Sécurité Sociale en Belgique
La démarche d’évaluation peut être utilisée en soutien d’une politique de transformation du rôle d’un manager. C’est ce que s’est dit Frank Van Massenhove, Président du Service Public Fédéral de la Sécurité Sociale en Belgique (environ 5.000 agents), qui, face aux résistances de certains managers à adhérer à sa stratégie de modernisation des pratiques managériales (développement du télétravail, suppression des horaires, ouverture des espaces de travail, bureaux non attribués, responsabilisation des « agents »…), à décidé de mettre en place un système d’évaluation des managers par les collaborateurs (appréciation et suggestion d’évolutions pour soi et pour l’équipe) et pris la décision de se séparer des managers qui n’avaient pas de bonnes évaluations et/ou qui refusaient de s’adapter à cette évolution culturelle.
-
L’expérience de WL Gore
Chez WL Fore, société américaine à l’origine du GoreTex de près de 10.000 salariés, si les collaborateurs (désignés sous le terme d’associés pour gommer toute dimension hiérarchique) sont au service de l’entreprise, les managers (désignés sous le terme de leader pour insister sur la dimension de soutien et de dynamisation) sont considérés comme étant « au service » des équipes. C’est pourquoi ce sont les collaborateurs qui désignent les personnes qu’elles veulent avoir en tant que leader sur la base d’une seule question « Avec qui aimeriez-vous travailler ? ». Les personnes plébiscitées par leurs collègues ont alors le choix d’accepter ou de refuser cette responsabilité. Ce processus s’applique à tous les niveaux hiérarchiques. C’est ainsi que Terri Kelly a été plébiscitée par ses pairs pour devenir leur Directeur Général.
2 – Les objectifs sont fixés par les managers VSles collaborateurs négocient leurs objectifs entre eux
Si l’esprit de la démarche de fixation d’objectifs reposait sur une plus forte implication des salariés, la manière dont ce concept a été appréhendé en France a eu des effets inverses aux intentions initiales.
Peter Drucker, auteur de la DPO (Direction par Objectifs) en 1954, considérait que la fixation d’objectifs devait avant tout faire l’objet d’échanges entre managers et collaborateurs de manière à convenir d’axes de développement conciliant les attentes de l’entreprise et celles des collaborateurs.
Mais la réalité est toute autre. Dans notre charmant pays, encore fortement marqué par la pensée bureaucratique, la fixation d’objectifs reste très majoritairement du ressort du management, surtout concernant les objectifs professionnels. Cela donne un discours du type « Voilà mon petit Kevin, j’ai rédigé deux objectifs qui s’inscrivent en soutien de notre stratégie, tu es d’accord ou… tu es d’accord ? ».
Rien d’étonnant à ce que ce « moment privilégié » initialement prôné par les DRH soit devenu au fil des ans un « passage obligé » ou le collaborateur attend les instructions de son chef (pas dans toutes les entreprises, heureusement, mais quand même…). Tant les objectifs seront définis exclusivement par la hiérarchie, les collaborateurs ne se sentiront pas impliqués et responsables. C’est pourquoi il faut inverser la démarche pour obtenir plus d’engagement de la part des collaborateurs. Voici quelques exemples :
-
L’expérience de Morning Star
Cette entreprise américaine de transformation de tomates d’environ 400 salariés a souhaité remettre totalement en cause l’initiative du choix des objectifs en invitant tous ses collaborateurs à négocier leurs objectifs entre eux.
Ces objectifs prennent la forme de « contrats » au sein desquels sont inscrits des « engagements réciproques » (et non des objectifs, pour souligner l’implication et les « promesses » qui sont faites les uns envers les autres).
Si le résultat ne dépend que de soi, cette démarche est inutile mais en général l’atteinte d’un objectif repose bien souvent sur l’implication d’autres acteurs de l’entreprise. Dans ce cas, le collaborateur va demander directement aux personnes concernées ce dont il a besoin après en avoir expliqué le bien-fondé (responsabilité traditionnellement confiée à la hiérarchie qui doit se battre pour obtenir gain de cause et, si tel n’est pas le cas, rendre des comptes au collaborateur qui sera souvent déçu de s’apercevoir que son chef « ne l’a pas soutenu » ou « n’a pas assez de pouvoir pour défendre ses intérêts »). S’ensuivent des négociations dont la conclusion prend la forme d’une « lettre d’entente » entre les collègues. Toutes ces lettres sont regroupées dans un répertoire informatique commun, accessible par tous les salariés (on dénombre environ 3.000 lettres d’engagement par an).
Selon Chris Rufer, patron de Morning Star, l’engagement mutuel crée une véritable dynamique coopérative et, de son point de vue, le résultat de ce processus est beaucoup plus performant que des objectifs imposés par un manager.
-
L’expérience de Semco
Il est dans l’ordre des choses que les objectifs soient une déclinaison d’une stratégie d’entreprise. Le « management stratégique » adopté par les entreprises françaises dans les années 80 part du principe qu’il est du ressort exclusif de la gouvernance de définir son offre, de la formaliser sur une belle présentation puis de la diffuser à l’ensemble des salariés pour que chacun comprenne le sens de son action.
Mais il se peut qu’un salarié ait une idée, en lien ou non avec le projet d’entreprise, mais ne dispose pas des moyens, notamment financiers et structurels, de la concrétiser. Quel dommage ! C’est très certainement ce que s’est dit Ricardo Semler, l’un des patrons les plus innovant du monde en matière de management, PDG de cette entreprise brésilienne de plus de 3.000 salariés. Tout comme chez WL Gore, les salariés ont la possibilité de proposer de développer de nouvelles activités (ce qui en soit un objectif) au-delà du cœur de métier de l’entreprise.
Initialement spécialisée en construction de pompes pour l’industrie, Cette entreprise s’est diversifiée, suite aux suggestions des salariés dans la fabrication de mixeurs, la gestion de la propreté ou encore le conseil en gestion de l’environnement. Tout comme WL Gore qui, sur l’initiative de certains associés s’est diversifiée dans la fabrication de câbles, de vêtements, de fibres, de ventilation et de cordes de guitare.
3 – Les augmentations de salaire sont décidées par le manager VS les promotions sont initiées par les collaborateurs
Quel manager n’a pas eu un jour l’appréhension de devoir se justifier sur le montant des promotions qu’il a décidé d’accorder (ou non) à certains collaborateurs ?
Deux politiques de rémunération s’opposent dans les entreprises. La première, basée sur un principe égalitaire, attribue le même montant à l’ensemble des salariés selon certains critères globaux (statut, ancienneté, fonction…). La seconde, fondée sur le principe de méritocratie individuelle, attribue une augmentation de salaire selon les résultats individuels.
Si la première approche semble équitable, elle ne l’est pas vraiment dans les faits car elle crée un sentiment d’injustice chez les personnes qui estiment avoir plus et mieux travailler que leurs collègues (même si cette appréciation est souvent subjective, encore que…). Quand à la deuxième, elle risque d’engendrer de la compétition entre les membres d’une équipe, le montant des augmentations étant bien souvent indexé sur un pourcentage de la masse salariale, donc plafonné.
Chaque système a finalement des avantages et des inconvénients. Lequel choisir ? En fait, ni l’un, ni l’autre. La solution est généralement ailleurs. Voici quelques exemples d’innovations en matière de management de la rémunération.
- L’expérience de Semco
Encore une fois, cette entreprise se hisse au hit-parade des innovations les plus impressionnantes en matière de management. Chez Semco, les salariés ont la possibilité de choisir entre 11 formules de rémunération. Environ 75% des collaborateurs se fixent eux-mêmes leurs salaires, selon 4 critères :
- ce qu’ils pensent pouvoir gagner ailleurs
- ce que gagnent leurs collègues ayant des responsabilités similaires
- ce dont ils ont besoin pour vivre
- ce qu’ils comptent apporter à l’entreprise
Tous les salaires de tous les collaborateurs sont accessibles. Chacun peut donc connaître le salaire de ses collègues. La transparence est totale.
Il existe un « garde fou » contre d’éventuels abus. Les salariés doivent présenter périodiquement leurs résultats à leurs collègues. Si leurs engagements ne sont pas respectés, ils doivent alors justifier à l’ensemble des salariés les raisons pour lesquelles ils percevraient un salaire alors qu’ils n’ont pas atteints leurs objectifs.
Cette expérience démontre que le jugement du collectif est mille fois plus efficace que celui d’un responsable hiérarchique. Dans cette entreprise, il est très rare que les objectifs ne soient pas atteints, vous comprendrez aisément pourquoi…
-
L’expérience Chronoflex
Nombreux sont les dirigeants qui s’arrachent les cheveux pour savoir quelle est la méthode d’évolution salariale la plus pertinente. En général, quels que soient leurs choix, ils sont souvent contestés car ils ne peuvent convenir à tout le monde.
Alexandre Gérard, PDG de Chronoflex, société française de dépannage de flexibles hydrauliques a, en quelque sorte, réglé le problème en confiant la responsabilité de définir la politique d’augmentation de salaires aux salariés eux-mêmes.
C’est donc par le biais d’un groupe de travail qu’a été définie la politique d’évolution salariale. Et d’après ce PDG (qui avoue avoir eu quelques sueurs froides), le résultat est très pertinent. Ainsi dans cette entreprise, pour les techniciens, les promotions sont attribuées automatiquement sur les critères suivants :
- une prime de 15% sur la rentabilité individuelle
- une prime de 15% sur la performance de l’équipe
- une prime semestrielle de 15% basée sur la rentabilité globale de l’entreprise
-
L’expérience d’une enseigne de la grande distribution
Pour sortir du dilemme entre rémunération individuelle et collective, une grande enseigne de la distribution française a trouvé un juste milieu. Répartir de manière égalitaire entre chaque membre d’une équipe le pourcentage de prime basé sur les résultats de l’équipe.
Les collaborateurs savent donc que « plus le gâteau sera grand, plus chacune des parts le sera également ». Au quotidien, chacun se motive pour contribuer à l’atteinte et le dépassement des résultats et celui qui flâne se fait « tirer l’oreille » non pas par la hiérarchie, mais par ses collègues.
Nous venons de vous présenter quelques exemples de « reverse management » en matière d’évaluation professionnelle. Nos prochains articles porteront sur la stratégie, le recrutement, la formation, l’organisation, la collaboration et le bien-être au travail…
Si vous avez des thèmes sur lesquels vous souhaitez avoir des exemples de reverse management, n’hésitez pas à nous le faire savoir dans les commentaires…