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L’idée d’un management totalement juste est séduisante mais, derrière cet idéal, se cache une réalité : la justice parfaite est une chimère.
Pourquoi est-il si difficile d’instaurer un management juste et comment faire pour qu’il soit le moins injuste possible ? C’est ce que je vous propose de partager dans cet article en deux parties.
1ère partie : Mieux comprendre la notion de justice
Égalité, équité, justice : un trio de concepts souvent confondus
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est essentiel de distinguer trois notions qui, dans le langage courant, prêtent souvent à confusion : celles d’égalité, d’équité et de justice.
Tout d’abord, l’égalité, qui vient du latin æqualitas, désigne l’idée de « même mesure ou quantité ». En société, l’égalité se manifeste par le fait d’accorder les mêmes droits, les mêmes ressources et les mêmes opportunités à tous, sans aucune distinction. En entreprise, l’égalité se traduit, par exemple, par le fait d’offrir à chacun le même matériel pour travailler (un ordinateur portable, un bureau, une chaise standard) ou d’attribuer le même montant d’augmentation de salaire, sans prendre en compte la dimension individuelle.
Différent, le principe d’équité, qui vient du latin æquitas, renvoie à la notion «d’ ajustement ». Elle vise à tenir compte des différences individuelles (contexte, capacités, besoins…) afin que l’accès aux mêmes résultats soit possible. On ne donne donc pas forcément la même chose à chacun, mais on adapte la répartition en fonction de ce qui est nécessaire. Par exemple, fournir un fauteuil ergonomique à un salarié souffrant du dos est une mesure d’équité ou attribuer une promotion au regard des résultats individuels atteints.
Enfin, la justice, dans son étymologie latine justitia évoque une idée d’harmonie et de droit commun. Elle englobe non seulement l’égalité et l’équité, mais elle suppose aussi la mise en place de principes moraux ou juridiques pour trancher ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Elle s’intéresse au caractère « juste » d’une situation, au-delà de la simple distribution ou répartition.
Parce que la différence entre ces trois notions n’est pas toujours évidente à cerner, l’illustration ci-dessus aide à mieux la comprendre.
La partie gauche de l’image illustre le principe d’égalité. Chaque personne bénéficie d’une caisse de taille identique, sans prendre en considération la taille de chaque spectateur, ce qui fait que l’enfant ne peut pas voir le match, car il est trop petit.
La partie du milieu illustre le principe d’équité, dans le sens où les caisses ont été réparties en fonction des besoins de chacun. La caisse dont bénéficiait l’adulte, qui n’en n’avait pas besoin, a été attribuée à l’enfant qui, lui, en avait besoin, ce qui fait que tout le monde peut voir le match.
La partie droite illustre le principe de justice. Plutôt que de se préoccuper de la répartition des caisses pour résoudre une inégalité, la barrière, qui était à l’origine du problème, a été supprimée.
Contrairement à l’équité dont le but est de réparer une inégalité, la justice vise à transformer le système pour qu’il n’y ait pas d’inégalité ou d’iniquité.
La justice devrait donc être le pilier de toute société moderne, mais cet idéal est-il réaliste ?
La société est-elle juste ?
Si l’idée d’une société juste séduit, cela reste extrêmement difficile, pour les raisons suivantes :
Une perception de justice différente selon les cultures
La justice n’ayant pas de définition universellement validée, ce qui est perçu comme juste varie selon les sociétés, les époques et même les individus.
Par exemple, la redistribution des richesses par un impôt élevé est vue comme une mesure juste en Scandinavie alors, qu’aux Etats-Unis, ainsi qu’en France, une forte taxation des plus riches est souvent perçue comme une mesure répressive qui condamne la réussite individuelle.
Puisqu’une même règle peut être perçue comme juste ou injuste, il y aura toujours des désaccords, ce qui rend l’idée d’une société perçue comme étant juste par tout le monde utopique.
L’opposition entre égalité et équité
Dans son ouvrage Ethique à Nicomaque, Aristote définit la justice comme la vertu suprême qui garantit l’harmonie dans la cité, mais il reconnaît qu’y parvenir est extrêmement complexe, compte tenu de la contradiction entre les notions de justice « distributive » (répartition des richesses et des avantages selon le mérite ou les besoins) et de justice « corrective » (réparation des injustices passées pour rétablir un équilibre).
Le problème, selon cet ancien philosophe, réside dans le fait que ces deux logiques sont souvent en opposition, voire incompatibles. Doit-on garantir les mêmes droits pour tout le monde, sans exception, ou compenser les inégalités de départ ?
Si l’on prend l’exemple du système de santé Français, tout le monde bénéficie du même montant de remboursement des frais médicaux, sans distinction de revenu. Ce système est donc basé sur le principe d’égalité. Cependant certains spécialistes pratiquent des dépassements d’honoraires très élevés, ne permettant pas aux personnes ayant des revenus modestes d’en bénéficier. Cette pratique est donc inéquitable et devrait, en théorie, être proscrite pour que l’accès aux soins soit totalement juste, ce qui n’est pas le cas, et ne risque pas de le devenir, car cela serait perçu comme injuste de la part de ces professionnels qui considèrent les montants de leurs honoraires justes, compte tenu de leur niveau d’expertise.
Par conséquent, une société ne peut être totalement juste car elle doit en permanence trouver un compromis entre égalité (mêmes droits et ressources pour tous) et équité (adapter les ressources aux besoins de chacun) pour éviter les conflits.
Les individus naissent avec des inégalités naturelles
Selon le sociologue Pierre Bourdieu, les individus naissent dans des conditions inégales. Ainsi, selon son analyse, un enfant grandissant dans un milieu favorisé a plus de chance d’accéder à de meilleures études, de meilleurs soins et de meilleures opportunités. Un autre, né dans un environnement défavorisé, devra fournir des efforts bien plus importants pour arriver au même niveau. Ces écarts sont structurels et difficiles à corriger intégralement.
Ce point fut d’ailleurs évoqué un siècle auparavant par l’ancien Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères français, Alexis de Tocqueville : « l’égalité des conditions est le point de départ de la démocratie moderne mais elle ne signifie pas que les hommes naissent avec les mêmes droits. La naissance et l’héritage du passé pèsent sur chaque individu, lui imposant un destin que l’égalité juridique ne peut totalement effacer ».
Pour qu’une société soit totalement juste, il conviendrait donc que chaque individu naisse sans héritage, génétique ou social.
Mais, quand bien même, cela ne suffirait pas. Il faudrait aussi que ceux qui l’imaginent soient non seulement totalement neutres, impartiaux, mais aussi ignorants de la place qu’ils occuperont dans la société qu’ils constitueront.
La théorie du « voile d’ignorance »
C’est à ce titre que le philosophe américain John Rawls a proposé le concept de « voile d’ignorance« en 1971, en réponse à la question « comment construire une société véritablement juste ?».
Selon lui, pour qu’une société soit totalement « juste », il est indispensable que ses fondateurs ne sachent pas quelle sera leur place dans celle qu’ils vont édifier. Ce n’est qu’en ignorant totalement si l’on sera riche ou pauvre, en bonne santé ou malade, homme ou femme, d’une famille privilégiée ou défavorisée, que l’on aura intérêt à établir des règles qui garantissent des opportunités équitables pour tous.
Si cette lecture de pensée est pertinente, son application dans notre pays semble plus qu’improbable, tout du moins tant que notre société sera administrée par des élites qui se passent le « relai », car elles n’ont aucun intérêt à ce que leurs privilèges soient remis en question.
Le pouvoir façonne les règles du jeu toujours en sa faveur
Dans son ouvrage La Distinction paru en 1979, le sociologue Pierre Bourdieu démontre que les élites ne se maintiennent pas au pouvoir uniquement grâce à l’argent, mais aussi par l’éducation, la culture et les réseaux d’influence.
En effet, dans toutes les sociétés, ceux qui exercent le pouvoir, qu’il soit politique, économique ou social, disposent d’un avantage décisif : ils établissent les règles du jeu.
Du point de vue de l’auteur, ces règles sont conçues pour préserver leur position et limiter toute contestation du système en place. C’est pourquoi il est si difficile d’instaurer davantage de justice sociale dans de nombreux pays.
Le système des grandes écoles en est une illustration frappante : les enfants issus de milieux favorisés ont plus de chances d’accéder aux meilleures formations, puis aux postes de pouvoir. Or, ces mêmes élites déterminent les critères d’entrée dans ces établissements, entretenant ainsi un cercle fermé qui perpétue leur domination.
Ainsi, tant que le pouvoir définira lui-même les règles, il est presque impossible d’atteindre une justice parfaite. Le système se protège en excluant, consciemment ou non, ceux qui voudraient le changer.
Fort de ces principes, l’enjeu, comme l’évoque l’économiste et philosophe Amartya Sen dans son ouvrage L’idée de justice, parut en 2009, « n’est pas de savoir quelle est la société la plus juste, mais de comprendre comment nous pouvons rendre la nôtre moins injuste ».
Bâtir une société juste annihilerait-il le sentiment d’injustice ?
De la justice sociale au sentiment de justice
Si la justice sociale a pour ambition d’établir un cadre de vie équitable dont la vocation est de minimiser les inégalités grâce à des normes qui se veulent rationnelles et objectives, cela n’empêchera pas que certaines décisions soient considérées comme injustes.
Qu’est-ce qui fait qu’une décision nous paraît « juste » ou, au contraire, foncièrement « injuste » ?
L’expérience du « dilemme du tramway », développée par les philosophes Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson a permis d’illustrer les tensions entre différentes conceptions de la justice et de l’éthique des décisions. Cette lecture de pensée se déroule en deux temps :
Dans le premier scénario, un tramway, hors de contrôle, fonce vers un passage piéton où cinq personnes discutent, inconscient du danger de mort. Vous pouvez actionner un levier pour le dévier sur une autre voie sur laquelle un cycliste roule. Le dilemme consiste à choisir entre ne rien faire et laisser mourir les cinq personnes qui discutent ou actionner le levier et condamner le cycliste. Quelle action vous semble la plus juste ?
Dans le second scénario, vous observez la scène du haut d’un pont. La seule manière d’éviter ce dramatique accident est de pousser un homme massif qui se trouve à côté de vous pour stopper le tramway. Quelle décision vous semble la plus juste ?
Cet exercice de neuro-éthique a révélé plusieurs enseignements en matière de responsabilité et de justice décisionnelle.
Tout d’abord, qu’il n’est pas possible de se référer à une règle édictée par la justice sociale pour ce type de situation. L’individu est donc livré à lui-même pour faire ce choix. Mais sur quels critères ?
En France, environ 80% des participants ont décidé d’adopter une décision « utilitariste », à savoir sacrifier une personne pour sauver le plus grand nombre, contrairement au Japon où 40% des personnes ont décidé de ne rien faire au nom de l’harmonie sociale. Dans la culture de ce pays, l’acte de détourner le tramway implique une décision consciente de sacrifier une personne, ce qui peut être perçu comme une perturbation de l’harmonie. S’abstenir d’intervenir est considéré comme juste car cette décision va dans le sens de la préservation de l’équilibre, ce qui ne signifie pas pour autant que les Japonais sont indifférents à la vie humaine.
En ce qui concerne le second scénario, 80% des participants refusent de pousser l’homme alors que le résultat est le même (sauver cinq vies). Cette différence s’explique par le fait que « tuer activement » suscite une résistance morale et émotionnelle beaucoup plus forte que celui de décider d’un changement de voie.
Cette expérience démontre qu’en l’absence de règles sociétales clairement définies, les décisions considérées comme « justes » reposent principalement sur la morale (qui varie selon les pays) et les émotions (qui varient selon les individus).
La notion de justice ne repose donc pas seulement sur la « raison », mais aussi sur la « morale » et « l’émotion », qui varie selon les individus.
L’injustice au travail, un poison invisible aux effets délétères
Les neurosciences, suite aux travaux de Tania Singer ou via les expérimentations en IRM de l’université de Zurich, ont démontré que le sentiment d’injustice active les mêmes zones cérébrales que la douleur physique. On ne se sent donc pas « lésé » uniquement sur le plan rationnel, c’est tout notre être qui réagit.
Contrairement à d’autres ressentis négatifs, le sentiment d’injustice se distingue par la volonté d’obtenir réparation, ce qui peut être à l’origine d’actes malveillants.
Selon Jerald Greenberg, chercheur en psychologie organisationnelle, ce qu’éprouve un salarié qui considère qu’une évolution salariale, une répartition des tâches ou une décision est injuste, ne se limite pas à de la frustration ou de la colère, comme ce peut être le cas pour le sentiment de ne pas avoir été respecté. Il cherche à obtenir une compensation de manière à retrouver ce qu’il considère lui être dû.
Une étude réalisée par Ambrose et Schminke en 2009 a révélé que 50% des salariés qui perçoivent des décisions managériales comme étant injustes sont enclins à adopter des comportements préjudiciables à l’entreprise, tels que la rétention d’informations, la propagation de rumeurs, du sabotage discret, une baisse volontaire de l’engagement, voir l’initiation de conflits ouverts.
Les neurosciences confirment cette singularité. Des recherches réalisées par De Quervain et al. en 2004 ont mis en avant que le désir de représailles, voire de vengeance, qu’éprouve la personne lésée, dans le but de récupérer ce qui lui est dû ou de compenser une perte, active le circuit de récompense du cerveau et provoque un sentiment de satisfaction, voire de gratification.
Par conséquent, prendre en considération le sentiment d’injustice n’est pas qu’une affaire de morale, mais un impératif managérial pour garantir la sérénité et la performance des équipes.
C’est pourquoi les managers doivent disposer de grilles de lectures leur permettant de prévenir ce risque majeur, aussi bien pour l’entreprise que pour les collaborateurs, comprendre ses origines pour le traiter lorsqu’il s’exprime.
A SUIVRE…
La notion de justice étant à présent plus claire, la suite de cet article portera sur ce qu’il convient de faire pour ancrer un management juste en entreprise.
Seconde partie : Les clefs du management juste
- L’entreprise, un système fondé davantage sur l’équité que sur la justice
- Quand la volonté d’une plus forte équité déclenche un sentiment d’injustice
- Un système hiérarchique par nature source d’injustices
- Les trois sentiments de justice en entreprise
- Pour un management plus juste : un effort partagé
- Panorama de pratiques en entreprise qui minimisent l’injustice


