L’ubérisation du management

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L’ubérisation n’est pas seulement un nouveau modèle économique, c’est une nouvelle manière de vivre, de penser, de se comporter. Ce néologisme est généralement utilisé pour qualifier « l’inversion des rapports de force ». Mais ce phénomène ne concerne pas uniquement les relations entre un client et un fournisseur, il se décline également au sein des entreprises.

Relation attentionnée, rapidité, liberté, confiance, solidarité… Si des entreprises telles qu’Uber, AirBnB, KissKissBankBank, Delivroo connaissent autant de succès c’est tout simplement parce que leurs offres de services sont de plus en plus plébiscitées par les consommateurs, tout comme le sont les nouvelles pratiques de management (co-working, évaluation de la hiérarchie par les collaborateurs, entre collaborateurs, liberté d’expression…).

C’est pourquoi l’analogie entre l’ubérisation et l’innovation managériale semblait aller de soi. D’un point de vue systémique, ce qui se passe à l’extérieur d’une entreprise s’immisce dans l’entreprise, qu’on le veuille ou non, plus ou moins rapidement. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les changements qu’ont provoqués les Smartphones au sein des entreprises.

Plus de bien-être, de transparence, de choix, de liberté. Si l’ubérisation répond davantage à ces attentes, il en est de même avec l’innovation managériale. C’est pourquoi nous avions envie de partager certaines analogies entre l’ubérisation (relation client/fournisseur) et l’innovation managériale (relation hiérarchie/collaborateur).

Analogie n°1 : la relation attentionnée

Si les consommateurs se montrent de plus en plus exigeants, les salariés le sont tout autant (ce qui semble logique car consommateurs et salariés sont les mêmes personnes). Ils attendent aujourd’hui de leurs responsables hiérarchiques de l’authenticité, de l’écoute, de l’ouverture et du soutien. Il suffit de regarder l’évolution des qualités attendues d’un manager depuis quelques années pour se rendre compte que nous ne sommes plus sur des critères tels que l’expertise technique, la gestion ou même le leadership mais plutôt sur de l’empowerment (faire grandir) et plus récemment l’enablement (créer les conditions favorables pour que les collaborateurs puissent réaliser leurs missions dans les meilleures conditions).

C’est pour cette raison que les référentiels managériaux mettent davantage en avant des valeurs, postures, un état d’esprit plutôt que des compétences techniques. La lyonnaise des eaux Midi-Pyrénées attend de ses managers qu’ils soient « à l’écoute » (à savoir « prendre en considération ce qui est dit par les collaborateurs »), Auchan, tout comme Spotify qu’ils deviennent des « servant-leader »[i] (« montrer le cap et se positionner en tant que support réel de ses équipes »), et Renault, via son « Renault Management Way » qu’ils adoptent une posture de coach (pour mieux accompagner les collaborateurs) et d’éclaireur (pour mieux les guider).

Mais la relation attentionnée au sein des entreprises ne se limite plus à la relation hiérarchique, elle s’exprime également entre collègues via des systèmes de reconnaissance collaborative comme l’a mis en œuvre récemment Axa Banque avec sa plateforme #ITAGYOU.

Analogie n°2 : la désintermédiarisation des services

L’autre caractéristique de l’ubérisation au sens large du terme est la relation « Pair à Pair » (P2P) qui facilite la connexion entre personnes de « mêmes statuts ». En d’autres termes, la nouvelle économie se passe des institutions traditionnelles pour permettre aux personnes de s’offrir ou de se monnayer des services entre elles. Si les modèles économiques sont assez différents pour des plateformes telles que Uber, BlaBlaCar, AirBnB ou encore MyMajorCompany, l’esprit est le même : la désintermédiatisation.

C’est ce qui se produit avec l’émergence de nouveaux modèles d’organisation tels que l’holacratie, la sociocratie, l’adhocratie et le concept d’entreprise libérée. Dans ces nouvelles approches, nul besoin de manager au sens traditionnel du terme. Les salariés entrent en relation directement entre eux pour mener à bien leurs missions, parfois aidés de « team leaders » (souvent d’anciens managers) ou de coach dont le rôle est avant tout d’être un facilitateur.

Chez Morning Star, les salariés négocient des « engagements réciproques » sans intervention de la hiérarchie. Chez WL Gore le management traditionnel a laissé la place à des leaders désignés par les collaborateurs qui ont pour mission de faciliter la mise en relation et la réalisation des missions des équipes. Avec le reverse mentoring, Danone permet à des jeunes d’aider les seniors à mieux comprendre et utiliser les nouvelles technologies. Cofidis a formé des managers au coaching, appelés « managers ressources » pour aider leurs pairs.

Analogie n°3 : la notation

Afin de préserver un écosystème basé sur la confiance, la coresponsabilité et la qualité de service, les acteurs de l’ubérisation sont soumis à des évaluations. Les systèmes de notation qui concernaient essentiellement les produits et les services s’étendent aux acteurs. Prestataires bien sûr, mais également consommateurs (les chauffeurs Uber notent les clients, les covoituriers de BlaBlaCar se notent entre eux).

L’entreprise vit aussi cette mutation. L’évaluation faite par la hiérarchie porte bien évidemment sur les « savoir-faire » mais de plus en plus sur les « savoir-être ». Mais la vraie révolution vient de la réciprocité de l’évaluation. Chez Semco, les managers sont évalués par leurs collaborateurs tous les 6 mois, Chez Greenwich Consulting Group, à l’issue des missions, les consultants peuvent noter les points forts et les axes d’amélioration de leurs managers tant sur l’aspect métier que comportemental.

Le principe d’évaluation ne s’arrête plus à la relation hiérarchique. Chez Whoole Foods, les réunions se terminent par un tour de table d’expression individuelle du niveau de satisfaction. Chez Lippi les salariés s’évaluent entre eux sur le niveau d’intégration des valeurs de l’entreprise. Chez WL Gore ou Valve, les promotions de salaires sont issues d’évaluations des salariés entre eux.

Il semble que le règne du cadre tout puissant, aussi docile vis-à-vis de sa hiérarchie qu’exécrable vis-à-vis de ses collaborateurs, touche à sa fin avec ces nouveaux modes de feed-back (terme mieux apprécié en entreprise qu’évaluation).

Analogie n°4 : la simplicité

Indéniablement rendue possible par l’évolution des nouvelles technologies, l’ubérisation repose sur un principe de simplicité d’utilisation. Seuls 2 ou 3 clics sont nécessaires pour valider le service attendu.

Il en est de même avec les entreprises qui se sont engagées ces dernières années dans des démarches telles que le lean management ou le management agile dont le but est de faire simple, rapide et efficace. Outre la simplification de gestion apportée par les nouvelles technologies (numérisation des documents par exemple), les entreprises mettent à l’épreuve tout ce qui pourrait être source de complexité inutile comme les innombrables outils de reporting au nombre d’indicateurs qui frisent parfois la démence. En plus d’être chronophages, ces outils de reporting ont de nombreux inconvénients : ils détournent les salariés de leurs cœurs de métier (de par le temps consacré à compléter et vérifier les tableaux de bord), induisent un climat de suspicion (pourquoi tous ces contrôles ?) et interrogent sur leur exploitation (qu’en fait vraiment la direction ?). C’est pourquoi de plus en plus d’entreprises réduisent le nombre d’indicateurs à l’essentiel.

Mais la volonté de simplification ne porte pas uniquement sur l’organisation, elle s’immisce progressivement dans la relation. Il fut un temps où, pour analyser les conditions de travail, les entreprises se sont lancées dans des questionnaires assez conséquents (pas moins de 157 questions pour une enquête sur le stress en 2009). De nos jours, les sondages se réduisent à 30 ou 40 questions et surtout les entreprises évoluent d’un système d’évaluation vers un système de déclaration.

Chez Fiat, les ouvriers déclarent chaque matin leur humeur selon un feu tricolore. Il est de plus en plus fréquent que les participants déclarent leur humeur avant de débuter la réunion, souvent selon la méthode de la météo. L’évaluation de l’épanouissement se fait dans le cadre d’entretiens informels de courte durée (Salti).

Analogie n°5 : la liberté et l’autonomie (si je veux)

Au-delà du modèle économique et technologique qui le caractérise, l’ubérisation répond à une nouvelle manière de vivre et modifie le rapport au travail. Le modèle salarial n’est pas basé sur le traditionnel CDI que souhaite à tout prix préserver nos organisations syndicales mais sur une diversité de statuts de travailleur indépendant (freelance, micro-entrepreneur, entrepreneur individuel, E.I.R.L., E.U.R.L., S.A.S.U.). De 2006 à 2011, le nombre de travailleurs non-salariés a augmenté de 26%[ii]. 73% des d’entreprises ont été créées en 2015 avec des statuts d’entreprises individuelles et des micro-entrepreneurs[iii].

La collaboration repose bien évidemment sur des règles mais surtout sur un principe de liberté d’action. Cette « flexibilité spatio-temporelle » est l’une des principales raisons de l’attractivité de ce modèle si l’on en croit 87% des chauffeurs Uber qui ont déclaré faire ce choix du fait de la liberté de la gestion de leur temps qu’il permet. On pourrait imaginer que ces nouvelles possibilités d’emploi se traduisent par du « papillonnage » mais ce ne semble pas être le cas puisque 81% des sondés déclarent travailler à temps plein pour Uber[iv].

A en juger par l’augmentation du nombre d’accords sur l’aménagement du temps de travail, il semble bien que ce besoin de liberté entre dans l’entreprise, que ce soit dans le secteur public ou privé. Des entreprises comme Semco au Brésil, SOL en Finlande, permettent à leurs collaborateurs de venir travailler quand et comme ils le souhaitent, du moment que les résultats sont atteints. WL Gore offre la possibilité à leurs nouvelles recrues de choisir le projet sur lequel ils souhaitent s’investir. Chez FAVI et Chronoflex, les équipes ont toute latitude pour travailler comme ils l’entendent du moment que c’est bénéfique pour l’entreprise et en cohérence avec leur vision et leurs valeurs. Différemment, RedHat, éditeur de logiciels open source américain, s’est entouré d’une communauté d’environ 2.000 contributeurs bénévoles, souvent salariés chez des concurrents, qui interviennent quand ils le veulent sur ses projets.

 

Analogie n°6 : Nomadisme digital (Où je veux)

Travis Kalanick a décidé de fonder Uber suite aux difficultés qu’il avait rencontrées pour trouver un taxi dans les rues de notre charmante capitale. Sidéré par les files d’attentes aux stations de taxi, il a permis aux citoyens de pouvoir bénéficier d’un service au bout de seulement quelques minutes, à l’endroit et au moment de leur choix. Bien évidemment ceci aurait été impossible sans les nouvelles technologies.

Il en est de même en entreprise. 80% des entreprises du CAC 40 proposent le télétravail à leurs collaborateurs. Environ 16% des salariés français exercent une partie de leur activité en télétravail en 2016[v]. La mondialisation a amené les entreprises à manager des équipes à distance, affectées aux quatre coins de la planète. Les entreprises ont réaménagé leurs locaux pour qu’ils puissent être mieux adaptés à la flexibilité du travail. 78% des salariés sont équipés d’un ou plusieurs équipements mobiles (PC portable, smartphone, tablette)[vi]. Europe Airpost a adopté en 2009 le BYOD (Bring Your On Device) en ce qui concerne les équipements de smartphones et de tablettes (50% des collaborateurs préfèrent utiliser leur appareil personnel plutôt que celui de l’entreprise, en contrepartie d’une indemnité de financement mensuelle).

Analogie n°7 : Immédiateté du service

L’ubérisation permet de bénéficier d’une offre « In Real Life », autrement dit, en temps réel ou très rapidement. Les consommateurs, de plus en plus impatients, sont à présent habitués à ce nouveau rapport au temps.

Pour être en capacité de répondre rapidement à une demande d’un client, l’entreprise doit repenser son organisation. Les niveaux hiérarchiques sont réduits (Airbus, Poult) pour accélérer le processus décisionnel et les équipes disposent de plus de marge de manœuvre et d’autonomie d’action (FAVI, Décathlon, Michelin).

Analogie n°8 : Plateformes collaboratives

Comme nous l’avons mentionné, la possibilité de pouvoir bénéficier d’une offre de services de citoyens à citoyens est une des spécificités de l’uberisation. Mais ces plateformes collaboratives n’ont pas qu’une portée économique. Elles permettent aussi de créer de nouveaux liens (amitiés nées du covoiturage), de développer plus de solidarité (Yakasaider), de se retrouver au sein d’une communauté d’intérêts ou de valeurs.

L’instauration de plateformes collaboratives internes devient de plus en plus fréquent au sein des entreprises, soit pour permettre aux collaborateurs d’échanger autour d’un métier, de partager des bonnes pratiques, de bénéficier de conseils (La Poste, La SNCF), soit pour exprimer de nouvelles idées (Orange, Starbucks) ou se retrouver autour de passions communes (Cap Gemini).

Analogie n°9 : Maximisation de l’expérience client

Soucieux de la satisfaction qu’apportent leurs offres, ces « start-up » (qui n’en sont plus) font preuve d’une grande empathie vis-à-vis de leurs clients. Par le biais d’un processus de sollicitation d’avis réguliers en dehors du niveau de satisfaction du service rendu, d’une analyse approfondie du « parcours client » visant à éliminer tous les facteurs provoquant de l’insatisfaction ou encore de la prise en compte des avis partagés au sein des communautés. L’open innovation, à savoir l’implication des clients en vue d’améliorer l’offre est aussi une des particularités de l’ubérisation. D’ailleurs, 55% des français sont prêts à donner de leur temps pour participer à la création de nouveau services ou produits afin qu’ils répondent mieux à leurs attentes[vii].

Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à adopter des démarches de feed-back de satisfaction de leurs collaborateurs, soit par le biais d’enquêtes internes, d’entretiens individuels ou de groupes de travail. En Inde, la société HTC invite ses collaborateurs à exprimer leurs doutes, leurs craintes et s’engage à répondre aux questions posées. Parce que l’erreur est humaine et source d’apprentissage, de plus en plus d’entreprises adoptent des démarches de retours d’expériences (Hôpitaux, Aviation). Les entreprises associent à présent leurs partenaires, des start-up et leurs clients dans la recherche de nouvelles idées soit par le biais de sites internet où ils sollicitent les critiques, avis et propositions de clients (Dell, Lego), soit dans le cadre de séminaires (Journée JAM d’IBM, Hackathon de la BNP).

 

CONCLUSION :

Ce nouveau mode de consommation induit de nouveaux comportements, de nouvelles attentes mais surtout de nouvelles habitudes de vie. L’utilisation des services « ubérisés » est en constante augmentation (20% en 2015 en France)vii. 70% des français pensent que ce phénomène va obliger les entreprises « traditionnelles » à se transformer. Ils ont bien raison.

L’innovation managériale est à Uber ce que le management traditionnel est à une société de taxi. Si cette transformation du management apparaît comme inéluctable, elle se manifestera différemment selon les secteurs et prendra plus ou moins de temps selon le niveau de maturité des équipes dirigeantes, des organisations syndicales et des salariés.

Comme certains l’auront sans doute constaté, l’ubérisation ne se limite ni à la sphère économique, ni managériale… Ce phénomène impacte depuis peu la sphère politique.

– – – – – – – – –

[i] Le « servant leader » est un concept proposé par Robert K. GreenLead au début des années 70

[ii] Selon l’INSEE, 2012

[iii] Selon l’INSEE, 2016

[iv] Sondage Ifop de septembre 2015 réalisé auprès de 463 chauffeurs d’Uber

[v] Estimation faite par le cabinet de conseil RH Kronos

[vi] Enquête de Scholè Marketing de 2016

[vii] Sondage OpinionWay – Capgemini consulting de fin 2015

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