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Face au chaos devenu permanent, les outils d’hier fragilisent plus qu’ils ne protègent. Inspiré des travaux de Nassim Taleb, le management antifragile ne propose pas une méthode miracle, mais une posture exigeante : s’entraîner à l’imprévu, oser sans garantie, et reconnecter pouvoir et responsabilité. Une voie concrète pour diriger autrement, sans attendre de modèle idéal.
Le management antifragile, progresser grâce au chaos
Les dirigeants n’ont plus affaire à une série de crises. Ils vivent désormais dans un chaos permanent. Grèves, pandémies, conflits géopolitiques, inflation, ruptures d’approvisionnement… L’exception est devenue la règle. Les crises ne passent plus. Elles s’installent, se croisent, se nourrissent entre elles.
L’espoir d’un retour à la normale est révolu. Et avec lui, les réflexes hérités d’un monde stable : planification linéaire, pilotage par prévision, contrôle centralisé. Ce qui fonctionnait dans un environnement prévisible devient un handicap dans l’incertitude.
Dans ce nouveau paysage, la compétence clé du dirigeant n’est plus de tout anticiper, mais de savoir composer avec l’inattendu. Et mieux encore : en tirer parti.
C’est précisément ce que propose le management antifragile : un changement radical de posture. Non pas résister ou endurer. Mais progresser grâce au chaos.
Pourquoi est-ce si difficile, en France, d’accueillir le désordre comme une opportunité plutôt que comme une menace ? Et surtout, en quoi l’antifragilité pourrait-elle nous aider à bâtir des organisations plus lucides, plus audacieuses, plus responsables et profondément vivantes ?
La France, un pays fragilisé par le chaos
Les Français entretiennent une relation ambivalente au chaos. D’un côté ils n’hésitent pas à semer le désordre (grèves, manifestations) pour montrer leur mécontentement au nom d’un droit citoyen, de la liberté d’expression et, de l’autre, ils s’offusquent du désordre imposé par l’extérieur (guerres, crises économiques, pandémies…), qu’ils considèrent comme injuste et anxiogène.
Alors que la France semble vivre dans le désordre permanent du point de vue des autres pays, elle est l’une des nations qui vit le plus mal les crises. Plusieurs raisons peuvent expliquer les raisons pour lesquelles les Français vivent mal l’incertitude et les crises.
La première peut être illustrée par ce que le philosophe Friedrich Nietzsche intitule « l’outre monde », cette idée selon laquelle le monde réel ne devrait pas être tel qu’il est et qu’il devrait être meilleur et plus juste. Cette croyance rend le désordre inacceptable, comme une anomalie qui doit être corrigée. Par conséquent, au lieu de l’accepter, on le considère comme un dysfonctionnement temporaire et on attend un retour à la normale. Cet attentisme paralyse notre capacité à composer avec l’incertitude, empêche le passage à l’action et renforce notre fragilité.
L’autre raison est cartésienne. Descartes a fondé la pensée moderne française sur le primat du « doute méthodique », un principe selon lequel il faut douter avant d’agir, de manière à prendre des décisions uniquement sur la base de ce qui a été démontré et prouvé. S’il est précieux de remettre en cause ses certitudes et se concentrer sur les faits, cette approche est contreproductive en période de chaos car cela sous-tend qu’il n’est possible de sortir de la crise qu’à la condition d’en avoir compris les origines. Avec la pensée cartésienne l’incertitude est un problème à résoudre et il faut trouver la bonne solution.
Mais dans la réalité, les origines du chaos ne sont pas toujours identifiables. Chercher à tout comprendre avant d’agir nous ralentit. Et dans un monde en crise, attendre trop longtemps, c’est souvent rater l’occasion d’agir.
L’organisation devient fragile parce qu’elle renonce à son principal levier d’adaptation dans le chaos : sa capacité à tester, corriger et ajuster ses actions au fil des événements, au lieu d’attendre un plan idéal qui ne viendra pas.
Lorsqu’une crise menace notre équilibre, la réaction des Français est quasi immédiate : ils cherchent les coupables, ceux qui n’ont pas su l’anticiper et l’éviter. Et ces fautifs sont désignés d’office : les représentants de l’État, dont la principale raison d’être est de protéger les citoyens.
Ce réflexe découle d’une longue tradition d’organisation centralisée du pouvoir, héritée de l’absolutisme monarchique, rationalisée sous Napoléon, puis consolidée par la technocratie. Cette architecture a forgé une culture où la décision doit venir d’en haut, ainsi que la solution.
Comme l’a montré l’économiste et anthropologue Philippe d’Iribarne, la légitimité décisionnelle, dans notre pays, repose sur les figures d’autorité qui doivent prendre en charge la résolution des crises. C’est ce qu’a révélé un sondage Ipsos de 2022 au sein duquel 68% des Français ont estimé « qu’en cas de crise, c’est au gouvernement de prendre en charge la résolution des problèmes », même si la majorité d’entre eux se déclarent méfiants envers ces mêmes institutions dont ils contestent presque systématiquement les décisions.
Ce paradoxe crée un double blocage : l’action locale est inhibée et l’exécutif est submergé. Plutôt que de mobiliser l’intelligence collective, on attend des ordres. Plutôt que d’agir ensemble, on espère une solution descendante. Ce réflexe fragilise tout l’écosystème : il fige les initiatives, ralentit les réponses, et rend l’ensemble dépendant d’un centre de décision souvent débordé.
Ce socle culturel irrigue aussi notre organisation du travail. Comme l’a analysé le Michel Crozier, puis d’autres sociologues organisationnels, les entreprises françaises sont encore très fortement marquées par la pensée bureaucratique, conçue, ne l’oublions pas, dans un monde stable, linéaire et prévisible.
Ainsi, la reconnaissance des salariés repose sur l’exécution exacte de ce qui est prévu, au détriment de la capacité à improviser quand cela ne l’est pas. À cela s’ajoute une tradition de recherche de qualité totale, de planification et de contrôle absolu, qui entretient une illusion : celle que l’on pourrait tout prévoir pour éviter tout imprévu. Or c’est précisément cette quête de perfectionnisme qui empêche de transformer la crise en levier.
Force est de constater que la plupart des organisations françaises ne sont pas construites pour tirer parti du chaos. Elles le traversent, mais ne s’en nourrissent pas. Elles résistent, mais ne s’adaptent pas. Elles absorbent la crise comme un choc, pas comme un entraînement.
Il leur faut donc changer de paradigmes pour évoluer sereinement dans un monde en crise permanente et, en cela, le concept d’antifragilité proposé par l’essayiste Nassim Nicholas Taleb en 2012, pourrait leur être bien utile.
De la fragilité à l’antifragilité
Contrairement à la résilience, dont le but est de rebondir et retrouver une situation initiale (comme nous l’avons vécu avec la crise Covid-19), ou à la robustesse, qui consiste en encaisser les coups, à tenir bon, l’antifragilité est une capacité, non seulement, à résister au choc, mais surtout à s’en nourrir pour devenir plus fort.
Ce concept change tout lorsqu’on l’applique à l’entreprise. Il ne s’agit plus de traverser les crises. Il s’agit d’en faire un levier de progression.
Comme l’illustre ce tableau, à l’inverse du management traditionnel, l’approche antifragile ne renie pas le désordre, ni les crises. Elle les considère comme naturels, voire bénéfiques, et s’en nourrit, à l’image de notre système immunitaire qui a besoin d’être régulièrement confronté à des germes pour se renforcer, ce qui explique pourquoi une hygiène excessive peut, paradoxalement, l’affaiblir.
Ce qui est vrai dans la vie de tous les jours peut l’être également en management.
Transposé au monde professionnel, cela signifie que la recherche de qualité totale, de perfection, d’hyper contrôle peut, paradoxalement, fragiliser une entreprise, notamment dans un monde V.U.C.A. (Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu).
Dans un monde imprévisible, s’appuyer sur des outils des années 60 comme la matrice SWOT revient à tracer une route à la règle dans une tempête. Personne ne sait ce qu’il va se passer dans six mois.
Les fondements du management antifragile
Il est vrai que ce concept peut sembler de prime abord abstrait mais il peut être transposable en management et se distingue d’autres approches comme l’entreprise libérée ou l’autogouvernance, car il s’intègre aux organisations classiques et n’exige pas de transformation radicale.
Bien qu’il ne remette pas en question les structures organisationnelles, il propose d’adopter un nouvel état d’esprit qui repose sur trois principes majeurs : « l’asymétrie favorable », « l’hormèse organisationnelle » et « la peau en jeu ».
Ces trois principes ouvrent une nouvelle manière de penser l’action en contexte chaotique. Les dirigeants qui s’en emparent peuvent transformer le désordre en atout, pour leur entreprise comme pour leurs équipes.
Principe 1 : L’asymétrie favorable
Que peut faire un dirigeant quand il ne peut plus prévoir ? Quand l’incertitude brouille tous les repères ?
Dans ce brouillard, l’asymétrie favorable, concept central de la pensée de Taleb, offre une issue concrète : prendre des décisions qui coûtent peu si elles échouent, mais peuvent rapporter gros si elles réussissent. Il ne s’agit pas d’une technique d’innovation, mais d’un principe de décision sous incertitude radicale : prendre des risques dont les conséquences négatives sont limitées, mais dont les conséquences positives peuvent être immenses. C’est une manière lucide d’agir sans tout voir, sans tout savoir.
Ce principe a pour vocation de permettre aux entreprises de mieux naviguer dans l’incertitude en différenciant les situations où il y a plus à perdre qu’à gagner (asymétrie défavorable) de celles où il y a plus à gagner qu’à perdre (asymétrie favorable).
L’enjeu consiste à minimiser les situations où une petite erreur peut coûter très cher, et à rechercher celles où un petit essai peut rapporter très gros, même s’il échoue souvent car dans un monde instable, ne rien tenter c’est s’exposer à tout perdre.
Par exemple, dans le domaine financier, mieux vaut placer 10% de son argent dans des titres à risque maximum avec des bénéfices potentiels considérables et 90% dans des fonds à faible risque plutôt que de placer 100% dans des titres à risque moyen car, en général, les bénéfices sont assez faibles.
L’histoire démontre que dans un monde incertain, la prudence excessive peut être contre-productive, car source de fragilité, alors que s’exposer volontairement au risque, voir le provoquer, avec un conséquence minime et connue (perte de 10% au maximum dans cet exemple) peut être une source de gain méconnue au départ mais potentiellement forte et bénéfique pour l’entreprise.
Il s’agit non seulement de ne « pas mettre tous ses œufs dans le même panier », mais aussi de provoquer la chance.
Et puisque l’on ignore totalement les résultats de ces actions (il est impossible de connaître l’inconnu, puisque, par définition, c’est imprévisible), plus le nombre d’essais est élevé, plus la probabilité d’un succès augmente. Miser sur la quantité augmente les probabilités de succès.
Google applique cette logique avec leur théorie du « 1 pour 1000 » : sur mille idées lancées, une seule, la« pépite », génère un bénéfice supérieur à l’investissement des 999 autres. L’important n’est pas de réussir souvent, mais de créer les conditions d’un succès exceptionnel. C’est la même logique dans l’industrie musicale : plus on signe d’artistes, plus on augmente la probabilité de révéler une star.
Il s’agit donc de renforcer la proactivité, d’instaurer une stratégie offensive en confiant sa mise en œuvre aux salariés car, plus le contexte est instable, plus les idées des collaborateurs, qui sont au contact du terrain, deviennent précieuses.
Ce n’est pas le fait d’autoriser l’expression d’idées qui est nouvelle, mais l’état d’esprit dans lequel elle se fait : on ne pilote pas, on teste vite, sans risque majeur, pour rendre possible l’inattendu.
On crée un espace à part, à côté des circuits classiques. Un terrain d’essai protégé, où les idées peuvent dévier des plans sans être freinées.
Par exemple, chez Amazon, Jeff Bezos a mis en place une pratique intitulée « Two-Way Door Decision-Making », la décision porte à deux battants. Il distingue deux types de décisions :
- Les décisions« One-Way Door », ou « portes à sens unique » : ce sont les choix lourds, irréversibles ou très coûteux à corriger. Une fois franchie, la décision ne peut être annulée, comme par exemple changer de modèle économique ou acquérir une entreprise. Ces décisions doivent être prises avec beaucoup de prudence, souvent par les échelons les plus hauts de la hiérarchie.
- Et les décisions« Two-Way Door », ou « portes à double sens » : ce sont les décisions réversibles, à petit budget. Si cela ne marche pas, on revient facilement en arrière, comme par exemple tester une nouvelle interface pour un petit groupe de clients. Ces décisions, Bezos recommande de les confier aux équipes de terrain, sans passer par des validations interminables.
C’est une incarnation parfaite de l’asymétrie favorable : on autorise l’expérimentation dès lors que le risque est faible, et on observe ce que cela produit sans peur de l’échec. Si cela échoue, les dégâts sont minimes mais si cela réussit, l’effet de levier peut être immense.
C’est dans cette logique qu’est né AWS, un petit projet secondaire au départ, devenu la principale source de bénéfices du groupe. Jeff Bezos n’a pas cherché à prédire les bons projets : il a construit l’organisation pour qu’elle puisse les accueillir sans les voir venir.
En France, Decathlon a autorisé ses équipes, pendant la pandémie, à adapter le masque de plongée Easybreath en ajoutant une valve imprimée en 3D pour répondre aux besoins urgents des hôpitaux en matière de ventilation non invasive. Cette initiative a permis de fournir une solution alternative pour l’assistance respiratoire des patients, notamment en cas de pénurie de respirateurs conventionnels.
Si cet exemple montre qu’en temps de crise, donner l’autonomie d’agir à ceux qui sont au contact du réel peut faire toute la différence, il interroge aussi sur les raisons pour lesquelles on ne le fait pas en temps normal.
S’approprier l’asymétrie favorable est une nouvelle posture face à l’inconnu. Cela nécessite d’adopter un nouvel état d’esprit et de composer avec deux systèmes de pensée différents mais qui, subtilement dosés, peuvent être parfaitement complémentaires : celui de la quête de performance (adapté au connu) et du « Test & Learn » (indispensable dans l’inconnu).
Parce que cette approche malmène certaines règles fondamentales du management traditionnel, telles que le business plan, la planification, la garantie d’un retour sur investissement ou encore la qualité totale, l’ancrer au sein de l’entreprise nécessite de faire preuve d’humilité (on renonce à la maîtrise et à la garantie de succès), le lâcher prise (on renonce aux certitudes et on laisse émerger ce qui arrivera, sans jugement) et la curiosité (on apprécie l’inattendu, on aime apprendre de ce que l’on va découvrir et qu’on ne comprend pas encore).
Cela suppose de la part du manager :
- D’encourager la prise d’initiative sans validation systématique (puisque qu’il n’y a pas de mise en danger, ni d’objectifs de ROI) ;
- De soutenir et protéger les collaborateurs en cas échecs (puisqu’on sait dès le départ qu’ils seront plus nombreux que les réussites) ;
- De mettre de côté son image de sachant (puisqu’on ignore si ça va marcher).
Ces nouvelles postures permettent de déjouer de nombreux biais cognitifs qui peuvent paralyser l’implémentation de cette approche, tels que l’aversion au risque ou le biais du risque zéro (tendance à privilégier les options certaines).
L’entreprise peut créer des « zones d’expérimentation » protégées, allouer un fonds d’essai rapide, avec des règles simples, en complément du budget principal et documenter les échecs et les réussites pour en tirer les enseignements.
Si l’’appropriation de ce principe consiste à ne pas attendre d’être sous pression pour faire preuve d’innovation, cela suppose aussi de se mettre volontairement sous pression.
Principe 2 : L’hormèse organisationnelle
Comment rendre une organisation plus lucide, plus calme, plus inventive quand le chaos frappe ?
La solution n’est pas de protéger davantage. C’est d’entraîner l’organisation à supporter l’instabilité, un peu plus chaque jour.
L’hormèse organisationnelle, directement inspirée du concept biologique défendu par Nassim Nicholas Taleb, nous invite à voir le stress, non pas comme un mal à éviter, mais comme un levier de développement de nos capacités à mieux vivre le chaos.
Issu du grec ancien hormésis, qui signifie « stimulation, mettre en mouvement », ce terme met en avant les effets bénéfiques suite à des micro-agressions ou des situations de stress, comme par exemple le jeûne (privation contrôlée d’alimentation) qui stimule la régénération cellulaire, l’exercice physique (microlésions, inflammation) qui renforce l’organisme ou encore certaines substances végétales toxiques, comme le resvératrol que l’on trouve dans la peau du raisin noir, et donc dans le vin rouge, qui, consommé en très faible quantité a des effets anti-inflammatoires alors qu’en forte quantité il peut endommager les cellules.
Comme le résume la loi de Arndt-Schulz : « Pour toute substance, de faibles doses stimulent, des doses modérées inhibent, des doses fortes tuent ».
Par conséquent, protéger sans cesse affaiblit, s’exposer par petites touches renforce. En entreprise, ce principe repose sur deux dynamiques disruptives : « l’entraînement au stress » et « l’exposition régulière à l’inconfort ».
Prenons, à titre d’exemple deux amis. L’un, Christophe, est cadre supérieur dans une grande société depuis plus de 30 ans. Il jouit d’un salaire confortable, habite une charmante villa et une famille aimante. Sa vie est « en ordre », sous contrôle et il l’adore. L’autre, Denis, lui, est chauffeur de taxi. Il ne sait jamais à l’avance s’il fera 30 ou 130 euros dans la journée. Il improvise, s’adapte, négocie, résout des imprévus toute la journée.
Quand la crise éclate, le monde de Christophe s’effondre. Les repères volent en éclats, les process ne fonctionnent plus, les objectifs deviennent flous. Il se sent inutile, dépassé, démuni. Denis, lui, continue. Il râle, il s’inquiète, mais il s’adapte, il avance.
Non parce qu’il est plus courageux, ni plus intelligent. Mais parce qu’il s’est frotté à l’imprévu mille fois. Parce que son cerveau a appris à encaisser l’inconfort et à décider malgré l’incertitude.
Ce que révèle cet exemple, c’est un paradoxe fondamental : l’hyperprotection rend fragile. En revanche, l’exposition répétée à de petits désordres construit la capacité à affronter les grands.
L’entraînement régulier au stress a pour corollaire les effets préjudiciables de l’excès de confort, puisqu’on ne sait plus faire d’effort.
Dans son ouvrage, Taleb illustre les méfaits de trop vouloir apporter du confort aux salariés en citant l’exemple des pilotes de lignes. Selon l’Administration Fédérale de l’Aviation, l’automatisation des avions rend les pilotes moins sensible à l’épreuve, puisqu’ils n’ont plus à mobiliser leurs compétences du fait du pilotage automatique. Ce confort excessif a même été identifié comme un facteur aggravant dans certains accidents aériens : l’automatisation trop poussée fragilise les réflexes des pilotes en situation critique.
Le 15 janvier 2009, les moteurs de l’Airbus A320 du vol US Airways tombent en panne peu de temps après le décollage à la suite d’une collision avec une volée d’oiseaux. Le commandant de bord, Chesley Sullenberger à moins de 4 minutes pour prendre une décision et parvient à réussir un amerrissage forcé, sans aucune victime.
Malgré ce succès, la décision de ce pilote a été initialement remise en question car toutes les simulations privilégiaient un retour vers l’aéroport de LaGuardia. Cependant, après avoir intégré le facteur humain (émotion, stress…), les experts ont conclu que la décision de Sullenberger était non seulement justifiée, mais optimale dans ces circonstance.
Ancien pilote de chasse, instructeur de sécurité, ce pilote avait été exposé à de nombreux scénarios complexes durant sa carrière. Ce n’est pas le protocole qui a sauvé les passagers, mais l’exposition répétée du pilote à l’imprévu : son expérience directe a pris le relais du système. Les simulations ont démontré que s’il s’était fié aux protocoles en vigueur qui préconisait un retour à l’aéroport, il aurait été plus que probable que cela aurait conduit à un crash en zone urbaine. Ce n’est pas le protocole qui a sauvé les passagers. C’est l’humain entraîné au chaos.
L’hormèse organisationnelle pose donc une question dérangeante : à force de vouloir tout sécuriser, n’affaiblissons-nous pas ceux que nous voulons protéger ?
L’évitement du stress et la quête de confort pourrait bien expliquer les raisons pour lesquelles 61% des Français estiment que « leur avenir est source d’anxiété », selon un sondage IPSOS de 2023.
Si l’État providence et notre système de protection sociale (RSA, assurance chômage…) jouent un rôle essentiel pour amortir les effets des chocs économiques, comme ce fut le cas pendant la pandémie de Covid-19 avec le chômage partiel et le Prêt Garantit par l‘État, ce protectionnisme, parce qu’il supprime l’exposition au risque, est également à l’origine de la fragilité des Français face au désordre.
Par exemple, une étude de la DARES publiée en avril 2023 a montré que les salariés placés en activité partielle pendant la crise du Covid-19 présentaient davantage de symptômes dépressifs et de troubles du sommeil que ceux restés en activité, à conditions comparables.
Ces données ne remettent pas en question la légitimité de notre modèle social, mais invitent à un débat lucide : sans une exposition progressive, maîtrisée et régulière au réel, le filet de sécurité peut devenir un coussin d’immobilisme. L’hormèse organisationnelle, transposée au champ social, rappelle que l’on ne construit pas de réflexes adaptatifs sans tension. Un environnement trop protecteur empêche les individus, comme les organisations, de se préparer à l’imprévu.
Parce trop de confort affaiblit, une dose modérée de désordre stimule et rend moins fragile.
C’est ce qu’a démontré Michael Merzenich, l’un des pionniers de la neuroplasticité. D’après ses travaux, le cerveau réorganise constamment ses connexions neuronales en fonction de ce qu’il apprend. Cela signifie que chaque fois que nous parvenons à dépasser une situation stressante ou qui nous fait peur, notre cerveau créé des connexions neuronales plus solides qui nous permettent de réagir plus rapidement face à cette même situation, avec plus de sérénité, puisque nous avons l’expérience de ce dépassement de soi.
Pour mieux comprendre ce processus, imaginez un sentier dans une forêt. Plus vous l’empruntez, plus il devient dégagé et facile à parcourir. C’est ainsi que le cerveau muscle la résistance au stress : plus vous vous exposez, plus vous intégrez que l’inconfort est gérable, et que l’action reste possible malgré la peur.
C’est sur cette logique que repose l’entraînement mental des sportifs, des pompiers et des soldats. Ils s’exposent régulièrement à des situations de stress pour habituer leur cerveau à réagir sous tension. Au fil du temps, l’amygdale (le centre de la peur) devient moins réactive, tandis que le cortex préfrontal (qui gère la prise de décision) prend le dessus.
Lors des attentats du 11 septembre 2001, des centaines de pompiers sont montés dans les tours jumelles alors que des milliers de personnes descendaient. L’un deux, Mike Kehoe, a été photographié en train de monter les escaliers alors que la tour s’effondrait. Lors d’une interview, il a déclaré : « Je n’étais pas un héros, j’avais peur comme tout le monde. Mais nous étions entraînés pour réagir, et c’est ce qui a pris le dessus. ». Cet entrainement lui a permis d’aller à contre-courant de son instinct naturel de fuite.
En entreprise, il s’agit d’exposer progressivement les équipes à des tensions maîtrisées, pour qu’elles gagnent en lucidité, en calme, et en capacité d’initiative quand la vraie crise surviendra.
L’entraînement au stress peut sembler à contre-courant de la quête de bien-être au travail, mais ces deux objectifs sont totalement compatibles, voire même complémentaires si l’on dissocie les notions de bien-être collaboratif (être ensemble) et d’entrainement au stress organisationnel (faire ensemble).
Il ne s’agit pas de reproduire des simulations extrêmes comme la fausse prise d’otage à France Télévision en 2005, menée sans avertir les salariés, et largement critiquée pour son manque d’éthique, mais de les soumettre régulièrement à des micro-chocs pour développer leurs capacités à gérer les grands lorsqu’ils surviennent dans le réel.
L’appropriation de ce principe suppose de changer son regard sur l’inconfort, comme on entraine les sportifs avec des séances d’efforts de plus en plus intenses pour les préparer à une épreuve. Cela suppose de voir le stress comme un indicateur précieux, pas comme un danger. Et de comprendre que la peur, bien utilisée, peut devenir une alliée. C’est en s’entraînant à des mini-chocs réguliers que l’incertitude ne devient plus un danger à éviter, mais un levier d’endurance, de créativité, de développement collectif.
Le manager antifragile ne cherche pas à épargner ses équipes. Il les prépare. Il les expose à l’instabilité, progressivement, pour qu’elles apprennent à réagir par elles-mêmes. Il observe les tensions sans intervenir systématiquement. Il alterne exposition et protection, pour habituer ses équipes au désordre. Il aide à décoder ce qui s’est passé, et valorise chaque progrès.
Il existe plusieurs pratiques qui vont dans ce sens telles que celles instaurées par des collectivités qui organisent régulièrement des exercices pour préparer les agents communaux et les élus à gérer des situations de crise, comme des inondations et des incendies.
Selon leurs activités, certaines entreprises industrielles organisent des exercices pour simuler des accidents majeurs, comme des cyber-attaques ou des fuites de produits chimique ou des explosions afin de tester la réactivité des équipes ainsi que la coordination avec des partenaires extérieurs.
L’entraînement au stress est une pratique courante chez les militaires ou les sapeurs-pompiers car c’est la seule manière de les rendre le plus antifragile possible lors des interventions réelles.
Ancrer l’hormèse organisationnelle dans la culture et les pratiques permet à l’entreprise, parce qu’elle est entraînée à faire face à des petits désordres, de devenir plus lucide et réactive lorsqu’un désordre de plus grande ampleur survient, ce qu’aucune formation en salle ne pourra permettre.
Principe 3 : Mettre sa peau en jeu
Si « l’asymétrie favorable » est une stratégie et « l’hormèse organisationnelle » une démarche d’entraînement, « mettre sa peau en jeu » en est la vertu cardinale, la condition de la transformation.
Nassim Nicholas Taleb le résume ainsi : « Nul ne devrait avoir le pouvoir de décider pour les autres s’il n’est pas exposé lui-même aux conséquences de ses décisions ».
Cette position s’inscrit d’ailleurs dans la pensée du sociologue et économiste Max Weber, qui différenciait deux types d’éthique :
- L’éthique de conviction, qui consiste, pour un individu à agir selon ses principes moraux absolus, indépendamment des conséquences ;
- L’éthique de responsabilité, fondée sur l’idée qu’il faut agir en priorité en fonction des conséquences de son acte, même si cela peut aller à l’encontre de ses principes moraux.
Il est intéressant à ce stade de prendre conscience, qu’en France, le code du travail repose principalement sur l’éthique de conviction (droit syndical inaliénable, protection contre le licenciement quelle que soit la situation de l’entreprise…) alors que d’autres codes, comme le code pénal s’appuie sur l’éthique de responsabilité (sauf en cas de légitime défense avéré, le meurtre doit être puni quelles qu’en soient les raisons évoquées : l’escroquerie ou l’infidélité ne légitiment pas un crime).
Or l’éthique de conviction fragilise les entreprises dans des situations de crise. C’est pourquoi « Mettre sa peau en jeu« , qui va plus loin que la simple éthique de responsabilité, devient un enjeu fondamental pour naviguer dans le chaos.
Malheureusement cette exigence est devenue l’exception dans de nombreuses organisations. Les chaînes hiérarchiques diluent la responsabilité, les circuits de validation infantilisent et les fonctions support décident souvent sans vivre ce qu’elles prescrivent.
C’est là toute l’originalité du concept : il réactualise un principe éthique ancien, celui de la symétrie entre décision et exposition, hérité du droit romain et des grandes philosophies de l’action, et pourtant largement oublié dans nos systèmes modernes.
Dans la Rome antique, le pouvoir était inséparable de l’exposition personnelle. Ainsi, un général des armées dirigeait ses troupes depuis le champ de bataille, pas dans un bureau. S’il échouait, il risquait non seulement son honneur, mais sa carrière, parfois même sa vie. Cette exposition n’était ni symbolique, ni ponctuelle : elle était intégrée dans le système de commandement. Elle garantissait que l’autorité ne se détachait jamais de la réalité.
Pour les stoïciens, ce principe s’incarnait de l’intérieur. Être digne d’influence, c’était aligner ses idées, ses actes et son courage. Sénèque rappelait qu’un discours non vécu n’était qu’une façade : seul celui qui traverse la difficulté a le droit d’enseigner la vertu. Ainsi, celui qui recommandait le courage devait avoir traversé la peur. Chez les stoïciens, la légitimité ne venait, ni de la fonction, ni du discours, mais de la cohérence entre les idées, les actes et l’exposition personnelle. Ce n’était pas une posture morale, mais une manière de mériter l’écoute des autres.
Socrate est l’un des exemples les plus radicaux de ce principe. Condamné à mort pour avoir dérangé l’ordre établi et encouragé ses concitoyens à penser par eux-mêmes, il aurait pu proposer une peine plus légère, comme le prévoyait la loi Athénienne, ou fuir la cité. Mais il a refusé. Il a préféré rester fidèle à sa parole jusqu’au bout et boire la ciguë. Non par fatalisme, mais par intégrité. Il avait passé sa vie à affirmer que la cohérence entre pensée et action valaient plus que la peur ou le compromis. Il a donc accepté de mourir pour rester aligné avec ce qu’il avait toujours enseigné. Quel courage, quelle intégrité, quel sens des responsabilité. C’est cela, « mettre sa peau en jeu ».
Dans nos organisations modernes, on peut décider sans jamais vivre les effets de ses choix. Les responsabilités sont diluées. L’exposition directe disparaît. Et avec elle, le sens de l’engagement.
Taleb oppose deux mondes pour mettre en lumière cette fracture entre décision et impact : celui où l’on agit pour de vrai, et celui où l’on agit sans conséquence directe.
D’un côté, celui des indépendants, artisans, entrepreneurs, auto-entrepreneurs, qui sont directement et personnellement exposés. En France, ils ne bénéficient ni du Code du travail, ni d’un accès automatique à l’assurance chômage et aucune institution ne les indemnisera en cas de mauvaise décision.
En cas de mauvais choix, une erreur stratégique peut conduire à une perte immédiate de revenus, à l’endettement, voire à la faillite. Aucun statut ne les protège. Aucun encadrement ne les absout. La pérennité de leur entreprise repose sur leurs décisions. Ils sont certes plus libres que les salariés mais ils ne peuvent compter que sur eux, ne s’en prendre qu’à eux en cas d’erreur ou d’échec. Ce lien direct au réel les pousse à apprendre à encaisser les chocs, les assumer et à corriger sans délai car ils sont personnellement impliqués.
Taleb montre que dans le salariat, la plupart des décisions sont prises sans réel contact avec leurs conséquences. Le salarié peut participer à une décision sans jamais en vivre les effets. Le système social, juridique et hiérarchique absorbe les conséquences à sa place. Le salarié est couvert par le principe de « subordination unilatérale hiérarchique » qui le dégage de la responsabilité personnelle sur ses décisions professionnelles. De plus, quelle que soit l’erreur qu’il a commise, il bénéficie d’allocations chômages et d’aides diverses. Cela ne signifie pas qu’il est inactif ou irresponsable — mais que le lien entre ses choix et leurs impacts est souvent affaibli. Pensé pour protéger, ce système finit parfois par couper l’individu de ce qu’il provoque. Et sans lien clair entre action et impact, la responsabilité s’efface.
Il est même arrivé, par le passé, que des décisions les plus néfastes pour l’avenir d’une entreprise aient été récompensées. Jean-Marie Messier, par exemple, a quitté Vivendi en 2002 avec un « parachute doré » de plus de 20 millions d’euros, alors même que ses choix stratégiques avaient conduit le groupe Vivendi à un endettement de 30 milliards d’euros et une dévaluation de sa valeur de 70%. Ce cas illustre avec force l’asymétrie dénoncée par Taleb : on peut prendre des décisions à grande échelle, affecter des milliers d’emplois, détruire de la valeur, tout en bénéficiant d’une prime de départ et n’être jamais inquiété par les conséquences de ses choix. Cette absence d’exposition personnelle crée une culture où l’on agit sans redouter les conséquences, ce qui fragilise l’entreprise.
Mais il serait erroné de blâmer les individus car il y a beaucoup de phénomènes qui font qu’ils ne mettent pas leur peau en jeu. Par exemple, le principe de subordination évoqué plus haut favorise ce que le psychologue social Stanley Milgram a intitulé « l’état agentique ». Il s’agit d’un état mental dans lequel une personne cesse de se percevoir comme l’auteur de ses propres actes en se considérant comme un simple agent exécutant une volonté extérieure. Cet état est particulièrement prégnant dans un mode de management basé sur le respect des règles, ce qui est la culture managériale dominante dans notre pays.
Se conformer aux ordres sans pouvoir agir dessus entraîne par ailleurs un autre phénomène, celui d’activer le « locus de contrôle externe » mis en avant par le psychologue Julian Roter, qui désigne la tendance d’une personne à attribuer les causes de ce qui lui arrive à des facteurs extérieurs (mauvaises procédures, hasard…), donc qui ne sont pas de son fait.
Quand on sait que 88 % des actifs français sont salariés (INSEE – 2023), on comprend mieux pourquoi le réflexe de « mettre sa peau en jeu » est si rare. Ce n’est ni un manque de volonté, ni une faiblesse individuelle mais la conséquence d’un système conformiste qui déresponsabilise, sans le vouloir, les salariés. C’est ce qui rend d’autant plus nécessaire une évolution culturelle managériale, centrée non pas sur la prise de risque pour tous, mais sur le rétablissement d’un lien cohérent entre engagement et responsabilité.
Si l’entreprise à un rôle à jouer, la symétrie décision/exposition dépend également du niveau de désir et d’utilité pour la personne de faire ce qu’on lui demande (ses besoins, ses valeurs, sa santé…). Plus ce qu’elle fait aura des conséquences positives pour elle, aussi bien à titre professionnel que personnel, plus elle se sentira concernée.
Pour rendre cette dissociation plus palpable, il est utile d’adopter une analogie frappante, à la fois concrète et symbolique : celle du chirurgien et du commandant de bord.
Le chirurgien, même s’il engage la vie d’un patient, ne risque pas la sienne. Il prend des décisions importantes, sans être personnellement exposé aux conséquences physiques de son erreur. Il est « dissocié ». Le commandant de bord, lui, est « associé » car il est dans l’avion. Il ne peut pas se dissocier de sa décision. En cas de mauvais choix, il peut mourir avec tous les passagers. Cette symétrie extrême entre pouvoir et exposition explique pourquoi l’aviation civile est aujourd’hui l’un des secteurs les plus sûrs au monde : ceux qui décident sont aussi ceux qui assument.
Cette analogie peut sembler radicale, mais elle révèle une réalité simple : plus on est éloigné des conséquences de ses actes, moins on se sent concerné. Et c’est précisément cette dissociation que les organisations antifragiles cherchent à corriger, non pas par la peur ou la pression, mais par la clarté des rôles, la transparence des choix, et la valorisation de l’engagement réel à son niveau.
Alors, comment recréer ce lien dans un système rigide et protecteur, sans surexposer les individus ? En agissant sur ce que chacun peut réellement assumer, concrètement, à son niveau.
Une organisation antifragile ne cherche pas à exposer tout le monde au danger. Elle cherche à reconnecter chacun aux effets concrets de ce qu’il fait.
Deux leviers théoriques permettent de mieux comprendre cette logique :
- Le premier est le « locus de contrôle interne », l’opposé de ce qui a été mentionné plus haut : plus un individu se perçoit comme responsable de ses décisions, plus il les assume. Ce lien direct entre choix, action et impact renforce l’appropriation, condition clé du principe de « mettre sa peau en jeu ».
- Le second repose sur la « théorie de l’autodétermination » proposée par les psychologues Edward et Deci. Ils ont démontré que l’implication augmente dès lors que l’on agit à partir de motivations personnelles profondes. Plus l’action vient d’une réelle motivation, plus la décision est vécue comme un prolongement de soi. Et donc, plus on accepte d’en assumer les effets. Là encore, l’exposition ne vient pas de la contrainte, mais de l’engagement réel.
Pour restaurer ce lien, des leviers simples mais puissants peuvent être mis en œuvre dans toute organisation, même très structurée, comme, par exemple :
- Responsabiliser chacun sur ses engagements, en rendant visibles les effets de ses choix sur l’équipe, les clients, les partenaires. Par exemple, chez Decathlon, les directeurs de magasin disposent d’une large autonomie sur la stratégie locale. Cette liberté va de pair avec un suivi direct de l’impact de leurs décisions : satisfaction client, performance économique, cohésion d’équipe. Ce lien direct entre action et résultat renforce l’implication, car chacun voit ce qu’il déclenche.
- Associer les collaborateurs à la préparation et à l’analyse des décisions, en leur donnant un droit d’alerte mais aussi un devoir d’argumentation. Michelin illustre bien cette logique avec son principe de co-construction sur le terrain. Les équipes sont impliquées dès la phase de conception des projets, ce qui augmente leur responsabilisation et leur adhésion. On passe du « je subis la décision » à « j’ai contribué à ce choix, j’en porte une part ».
- Créer des espaces d’expérimentation protégée, où l’erreur est attendue, partagée et analysée pour servir à tous. Chez BlaBlaCar, certaines équipes projet disposent de « safe zones » pour tester des idées en dehors des enjeux opérationnels immédiats. Les collaborateurs peuvent s’essayer sans peur, observer les effets concrets de leurs choix, en parler ensemble, et progresser dans un cadre qui allie exigence et confiance.
- Partager symboliquement les risques via, par exemple, des dispositifs d’actionnariat salarié, comme le propose Sopra, Steria ou Air Liquide. Même si cela reste une exposition partielle, elle reconnecte une partie des décisions à une implication personnelle dans les résultats.
Ces exemples de pratiques ne transforment pas les salariés en entrepreneurs mais elles leur permettent de retrouver un lien clair et visible sur ce que l’on décide et ce que cela produit.
Mais l’instauration de pratiques ne suffit pas. Sans ancrage éthique, elles sont vides de sens. « mettre sa peau en jeu » repose sur 3 qualités fondamentales : le courage, l’honnêteté et la responsabilité.
- Le courage, d’abord. Aristote le définissait comme la juste mesure entre la lâcheté (ne rien faire face au danger) et la témérité (agir sans discernement). Ce n’est pas l’absence de peur, mais la capacité à agir malgré elle, en évaluant ce qu’il est juste de faire. Dans une organisation, le courage est ce qui pousse à agir sans garantie, à parler quand le silence est plus confortable, à assumer sans certitude. Sans courage, aucune exposition n’est possible.
- L’honnêteté, ensuite. Non pas une vertu morale absolue telle que le proposait Emmanuel Kant, mais une exigence de lucidité et d’alignement. Michel Foucault parlait deparrêsia : dire la vérité, même quand cela coûte. Même quand cela dérange. Dans l’entreprise, cette honnêteté ne consiste pas simplement à dire ce que l’on pense, mais à rendre visible ce que l’on provoque — y compris quand cela n’a pas fonctionné. En acceptant de montrer ce qui ne marche pas, on ouvre un espace d’apprentissage collectif, où la vérité devient un levier d’adaptation. C’est cette transparence assumée qui permet à une organisation d’évoluer sans se renier, et qui soutient pleinement les dynamiques antifragiles fondées sur l’erreur comme matière première du progrès.
- La responsabilité, enfin. Pas celle qui figure sur une fiche de poste, mais celle qui commence quand personne ne vous demande rien, mais que vous agissez quand même. Hannah Arendt écrivait que l’on devient responsable, non parce qu’on a voulu, mais parce qu’on a agi. Dans une organisation, cela signifie assumer les conséquences de ses choix — même quand on ne contrôle pas tout. C’est reconnaître que, quel que soit son rôle ou son statut, tout ce que nous faisons est la conséquence d’un choix personnel. Si le management traditionnel prive partiellement les salariés de leur liberté, elle ne leur ôte jamais leur libre arbitre. Dans une organisation antifragile, cette responsabilité active reconnecte chacun au réel : on ne peut plus se dire que ce n’est pas son affaire. Sans cette forme de responsabilité vivante, aucune culture de l’exposition n’est possible.
Ces trois valeurs ne sont pas innées, elles se construisent.
« Mettre sa peau en jeu » n’est pas un principe secondaire. C’est le socle éthique et opérationnel de toute organisation qui veut progresser dans l’incertitude.
Ce qu’il faut retenir, en synthèse
Le management antifragile ne cherche pas à contrôler l’incertitude. Il apprend à grandir avec elle, grâce à elle. Il ne vise pas à éviter les chocs, mais à en faire des points d’appui pour renforcer l’organisation.
Ce tableau montre les bénéfices du management antifragile :
- Les rôles inutiles s’effacent,
- Les vrais leaders émergent,
- Les erreurs assumées font gagner du temps,
- La parole utile vient d’en bas, pas du haut,
- Et le pouvoir suit ceux qui prennent des risques, pas ceux qui attendent.
L’antifragilité n’est pas un modèle. C’est une nécessité. Surtout en France, où la culture du contrôle, l’obsession de la norme et la peur de l’erreur freinent l’adaptation. Plus notre environnement devient incertain, plus ce changement de posture devient urgent.
Il est temps de passer d’une logique de protection à une logique de progression. Non pas en misant sur le confort, mais en cultivant la capacité à tirer parti du réel, même lorsqu’il dérange.
Commencer peut être simple. Créer un espace d’essai sans validation. Laisser une équipe tester une idée sans attendre la garantie du succès. Observer. Apprendre. Réessayer.
Ce n’est ni une nouvelle mode, ni une révolution. C’est un nouvel état d’esprit qui se veut plus lucide et plus connecté avec le monde d’aujourd’hui. Et dans un pays où l’on attend trop souvent que le changement vienne d’en haut, c’est peut-être l’acte managérial le plus stratégique qu’un dirigeant puisse poser dès aujourd’hui.


